Yvonne Makolo – IATA : « Les femmes peuvent aussi être bonnes, voire meilleures, dans toutes les industries »
Première femme et personnalité africaine élue à la tête du conseil des gouverneurs de l’Association du transport aérien international (IATA), Yvonne Makolo -CEO de Rwandair- est un leader dans son industrie, à l’honneur sur La Tribune Afrique à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes. Dans cet entretien, elle revient notamment sur la portée de son élection, les urgences de l’industrie aérienne mondiale sur fond de crise climatique, les enjeux pour l’Afrique, sans oublier le deal très médiatisé de la compagnie qu’elle pilote avec le géant Qatar Airways.
En 78 ans d’existence, ce n’était jamais arrivé. Créée à La Havane (Cuba) et établie à Montréal (Québec) et à Genève (Suisse), l’Association du transport aérien international (IATA) a élu en juin dernier à Doha -pour la première fois son histoire- une femme et une personnalité d’Afrique en qualité de présidente du conseil des gouverneurs. Il s’agit d’Yvonne Makolo, CEO de Rwandair, la compagnie aérienne nationale du Rwanda. Elle récupèrera le témoin des mains du Turc Mehmet Tevfik Nane -PDG de Pegasus Airlines, lors de la 79ème assemblée générale de l’IATA qui se tiendra en juin à Istanbul.
Dirigée par l’Irlandais Willie Walsh depuis le printemps 2021, l’IATA rassemble le gotha du transport aérien mondial (compagnies et aéroports). L’Association travaille surtout à la simplification des facturations entre compagnies aériennes, agents de voyages et agents de fret.
LA TRIBUNE AFRIQUE – La planète célèbre aujourd’hui la Journée internationale des droits des femmes. Vous êtes la première femme et la première personnalité africaine élue présidente du conseil des gouverneurs de l’IATA, avec effectivité à compter de juin 2023. Que représente cette distinction pour la femme que vous êtes dans une industrie aérienne à dominance masculine et pour toutes les femmes ?
YVONNE MAKOLO – Je siège au conseil des gouverneurs depuis deux ans et demi. Le président est élu par les 20 membres de ce conseil qui choisissent donc anonymement les candidats.
En tant que femme, je pense que c’est un bon témoignage pour montrer que les femmes peuvent être aussi bonnes, voire meilleures dans toutes les industries en général et dans l’industrie aérienne en particulier. C’est donc une bonne chose pour les jeunes femmes de voir ce qui est possible et ce qui est réalisable. Il a fallu beaucoup de temps pour que cela se produise au niveau de l’IATA qui existe depuis 1945. Mais j’espère que ce ne sera pas la dernière fois que nous verrons de plus en plus de femmes accéder à ce poste. Et pour le continent africain, cette élection est fantastique parce que nous pourrons présenter l’aviation africaine et son potentiel sur la scène mondiale.
L’un de vos défis en tant que présidente du conseil des gouverneurs de l’IATA sera de faire avancer l’agenda de la décarbonisation de l’industrie aérienne, les critiques autour du niveau de pollution étant de plus en plus fortes, notamment lors des COP. Quelle approche privilégiez-vous ?
Mon approche soutient ce que la direction met en œuvre et les directives du conseil d’administration en termes de durabilité et de décarbonisation. En tant que compagnies aériennes, nous avons tous souscrit à l’objectif de zéro émission nette d’ici 2050. Nous sommes donc tout à fait d’accord sur ce point. Le défi, comme nous l’évoquons lors des différentes rencontres de notre industrie, est l’accessibilité financière pour atteindre le net zéro carbone.
Tout le monde sait que le moyen le plus rapide passe par l’usage du carburant d’aviation durable, qui constitue également un centre de coûts important pour de nombreuses compagnies aériennes. Mais la réalité aujourd’hui est telle qu’à cette problématique d’accessibilité financière s’ajoute celle de la disponibilité de ce carburant d’aviation durable pour combler l’industrie mondiale. Je pense donc qu’il est essentiel de plaider en faveur d’une approche plus collaborative entre les gouvernements d’Europe, d’Amérique, d’Afrique, d’Asie…, en termes d’incitations entre les OEM [fabricants d’équipements d’origine, NDLR], qu’il s’agisse de Boeing, d’Airbus ou de n’importe quel autre équipementier et les compagnies aériennes, afin de voir comment nous pouvons travailler ensemble pour relever ce défi et disposer d’un personnel suffisant à un prix abordable.
Et quand vous dites que les entreprises travaillent ensemble, vous voulez dire que c’est possible dans le monde entier.
Nous verrons probablement qu’il pourrait être plus facile pour les compagnies aériennes d’Europe ou d’Amérique du Nord d’obtenir des produits, mais qu’en est-il du continent africain, à quels coûts viendront davantage gonfler les factures de carburant des compagnies régionales ? C’est une question à laquelle nous devons répondre, parce que le carburant tel qu’il est aujourd’hui est déjà trop cher. Et le rendre encore plus cher fait émerger un autre défi. Nous devons donc travailler tous ensemble pour voir comment nous pouvons réduire ces coûts autant que possible et produire suffisamment de carburant pour tous.
Vous dirigez Rwandair, la compagnie nationale rwandaise, depuis 2018. Comment y abordez-vous cette problématique ?
C’est également notre plus grand défi. Nous sommes en discussion avec le gouvernement et les aéroports. Il s’agit de voir comment nous allons y faire face concrètement, surtout sur le plan financier, étant donné que Rwandair est une compagnie qui opère principalement sur le continent africain. Beaucoup de questions sont sous-jacentes. Le carburant durable sera-t-il accessible sur nos différents itinéraires ou faudra-t-il aller à Heathrow au Royaume-Uni ou à Bruxelles en Belgique, c’est-à-dire en dehors du continent africain pour y accéder ?
Même si les compagnies aériennes africaines contribuent peu à l’aviation mondiale -ce qui signifie que leurs émissions de carbone sont extrêmement faibles-, nous devons tout de même commencer à y réfléchir. Dans le même temps, nous surveillons également nos émissions de carbone en essayant de travailler sur l’efficacité du carburant, la façon dont les pilotes volent, les battements que nous utilisons, le recyclage de nombreux produits à bord. Nous nous intéressons également à d’autres domaines de la durabilité.
En 2019, Qatar Airways a débloqué 1,3 milliard de dollars pour rejoindre le tour de table de Rwandair. Comment l’arrivée de la meilleure compagnie au monde -sacrée à six reprises- révolutionne-t-elle votre compagnie nationale ?
En ce qui concerne Qatar Airways, l’accord de partage de code n’est pas encore finalisé. Mais nous avons déjà commencé à travailler ensemble, nous avons un partage de code étendu qui est entré en vigueur et qui fonctionne depuis près d’un an maintenant, ce qui nous donne tous les deux accès à 65 destinations supplémentaires que nous ne desservons pas ou que nous desservons de manière indirecte. Cela a donc permis d’étendre considérablement notre réseau. Nous travaillerons ensemble dans d’autres domaines également, que ce soit en termes d’amélioration de nos produits, de maintenance, d’entretien de nos avions, etc. Ainsi, bien que nous soyons encore en train de négocier l’accord final, nous travaillons déjà ensemble. Et nous voyons déjà l’avantage d’avoir un partenaire solide comme le Qatar, qui est également l’actionnaire majoritaire du nouvel aéroport construit au Rwanda. Ce projet progresse donc bien. Cela permettra à la compagnie aérienne de se développer comme il se doit, car notre aéroport est actuellement très petit, ce qui limitera notre croissance dans les années à venir. Nous sommes donc très enthousiastes à l’idée de nous positionner comme une plaque tournante importante en Afrique.
Comment imaginez-vous l’avenir de cette compagnie ?
La compagnie aérienne est un pilier essentiel des grandes ambitions de notre pays. Nous devons donc suivre la croissance du pays et progresser aussi vite que lui. Nous avons également de grandes ambitions. Notre objectif est de connecter l’Afrique au reste de l’Afrique et l’Afrique au reste du monde aussi bien que possible, parce qu’actuellement la connectivité aérienne sur notre continent est une véritable problématique. Pour me rendre au Maroc à titre d’exemple, je dois d’abord aller à Bruxelles. Pourquoi devrions-nous quitter notre continent pour y revenir ? Cela est inacceptable ! C’est la raison pour laquelle nous voulons contribuer à changer cette réalité, soit par nous-même, soit en collaborant avec d’autres compagnies aériennes.
Ce sujet est incontournable quand on évoque le transport aérien en Afrique, surtout à l’aune du grand marché commun que la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) qui implique une plus grande mobilité sur notre continent …
En effet. Ce dont nous avons besoin pour bien relier notre continent, c’est de faire baisser le coût des vols pour qu’un plus grand nombre de nos concitoyens puissent prendre l’avion. L’avion ne doit pas être un luxe, les Africains doivent prendre de l’altitude parce que nous devons arrêter de prendre le bus pour tous nos déplacements. En réalité, l’avion est le moyen de transport le plus sûr. Nous devons donc baisser les prix. Cela concerne donc davantage les personnes qui prennent l’avion. La Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) nous offre une autre grande opportunité de nous assurer que nous connectons nos populations afin que nous puissions commercer facilement les uns avec les autres et cesser de dépendre du transport aérien.
En tant que prochaine présidente du conseil des gouverneurs de l’IATA, quel serait votre appel à l’Union africaine (UA) et aux dirigeants africains pour favoriser la démocratisation du transport aérien et le développement de cette industrie ?
Premièrement, je dirais qu’il faut mettre en œuvre le programme « Open Sky » pour une Afrique connectée régionalement. Je dirige Rwandair depuis près de six ans, nous ne faisons qu’en parler. Il faut à présent le concrétiser. Et si nous n’avons pas besoin d’attendre que tout le monde s’y mette, commençons par ceux qui sont prêts à le faire. Deuxièmement, nous devons réduire les coûts. Tout est cher : les taxes, la navigation, la manutention au sol … Ces coûts étant élevés, les compagnies aériennes doivent les répercuter sur les passagers, ce qui fait grimper les prix des billets. Les gouvernements doivent donc prendre conscience de cette réalité. Je le redis encore, l’aviation ne devrait pas être considérée comme un luxe, mais comme un moteur économique pour les pays. Nous devons donc réduire ces coûts et cesser de surtaxer tout ce qui touche à l’aviation.
Troisièmement, il faut traiter la question des visas. Nous devons ouvrir nos frontières. Il n’y a vraiment aucune raison pour qu’en tant qu’un Africain envoie un formulaire de demande, attende et paie 100 dollars de frais de visa pour se déplacer sur le continent, tandis que les visiteurs venant de l’extérieur ont des accès facilités. Les accès aux pays devraient être facilités pour tous et prioritairement pour les ressortissants du continent.
Enfin, je dirais que nous avons besoin de collaborer davantage, de multiplier les partenariats, car une seule compagnie aérienne ne peut relier cet immense continent qui est le nôtre. Nous devons donc réfléchir à la manière de travailler ensemble et d’étendre nos réseaux de manière à renforcer la collaboration entre les continents.
Afrika Stratégies France avec La Tribune Afrique