HAÏTI : Deux siècles après, au point mort
Première République noire à accéder à l’indépendance, Haïti reste, deux siècles après, presque un Etat néant. Pénurie d’eau potable, absence chronique d’électricité, insécurité à haute dose, rareté de centres de santé et un système éducatif à la traine, cette île de 12 millions d’âmes est un cocktail de paradoxes et de contradictions. Faisant partie des 20 pays les plus pauvres du monde quoique riche en ressources, la « Perle des Antilles » est gangrenée par la corruption devenue un sport national. Reportage !
18 mai 2019. La fête du drapeau. Ici, c’est une véritable institution. C’est l’une des rares occasions où les Haïtiens entendent leur très inaudible président. Jovenel Moïse comme ses prédécesseurs tient un discours pour l’occasion. A 50 ans, accusé d’être « le champion » de la corruption et au pouvoir depuis 2015, ce fils du Trou-du-Nord (Nord-est) a été porté à la tête du pays par son parti, au nom très ubuesque de « Tèt kalé » (tête rasée en français). Amusante coïncidence pour le roi de la banane au crâne souvent lisse et qui doit sa réussite à la production agricole et à l’exportation dont son prédécesseur lui a concédé habillement le monopole. Dans les rues éprouvées par les monstrueux embouteillages de Pétionville, métropole contigüe à Port-au-Prince, la capitale, les Tap-tap (camionnettes servant de taxi) sont bourrés de monde en sueur. Teinte d’une rare fierté à l’haïtienne, chacun tient un drapeau. 216 ans plus tôt, Jean-Jacques Dessalines ici considéré comme le père de la nation, pris de colère lors du congrès de l’Arcahaie, son village natal, s’empare d’un drapeau français qu’il tente de déchirer, en signe de révolte. Il en arrachera par hasard la partie blanche. Sa fille, Cathérine Flon, présente, rassembla les deux autres morceaux restants, et ainsi naquit le drapeau haïtien. Bleu et rouge. Privé d’un « blanc » symbolisant un peu trop la race blanche. A Port-au-Prince comme dans tout le pays, on reste très attaché à cet étendard qui, à l’occasion, flotte partout. Comme si, à force d’être dépourvus de tout, il ne reste plus à ces Haïtiens qu’un tissu aux vives couleurs, signe d’une si lointaine identité africaine noyée dans le pacifique. Car Haïti, c’est aussi cette Afrique isolée qui a toujours résisté. Contre des maîtres impitoyables en esclaves puis contre le colon sanguinaire qui n’a concédé l’indépendance que face à l’intrépide vaillance de Toussaint Louverture, originaire du Dahomey (ex-Bénin) et vénéré père de l’indépendance.
Malédiction de la XIe République
Fourmillant de monde sous un soleil de plomb, le marché de Pétionville tient dans ses entrailles, un lieu qui aura marqué la 6e République. La Paroisse Don Bosco. De cette chapelle salésienne de quartier populaire est parti un prêtre activiste qui marquera à jamais l’histoire récente du pays. Jean Bertrand Aristide. En le poussant en exil dès son ordination en 1982 en Italie, en Israël, au Canada et en Grèce, Mgr Ligondé, proche de Duvalier (par son épouse Michèle Bennett, dont il est l’oncle) et qui voulait éviter que son prêtre ne s’en prenne au dictateur n’aura pas détourné le religieux de son destin. Il aura été au moins 3 fois président. Et manquera à chaque fois d’achever son mandat comme si la malédiction (du mandat inachevé…) ne lâche plus cet Etat et pousse les Haïtiens, en ce mois de juin encore, à descendre dans la rue pour exiger que soit mis fin au mandat en cours de Jovenel Moïse. Pour corruption caractérisée. Sous la 6e République, seuls René Préval aura achevé ses deux mandats présidentiels avec un intercalé Aristide, depuis 1986, à la fin du long et lugubre règne des Duvalier (François, père et Jean-Claude, fils). Par deux fois (1996-2001 et 2006-2011), le mandat présidentiel étant en Haïti de 5 ans sans ( sans possibilité de deux mandats successifs). Ainsi, un président qui finit un mandat quitte le pouvoir, quitte à revenir plus tard. Tous les autres mandats auront été interrompus par une insurrection populaire ou un coup d’Etat. Sept mois seulement après son arrivée au pouvoir en 1991, n’ayant le soutien ni de l’élite, ni de l’armée, ni de l’Église, ni des États-Unis, Aristide dut abandonner le pouvoir avant de revenir deux ans plus tard, avec a bénédiction du parrain américain. Il ne fera, cette fois-ci, que 2 ans et demi au pouvoir. Surfant sur la violence politique comme réponse à toute contestation, cet ancien prêtre marié en 1996 à l’avocate américaine Mildred Trouillot quittera le pouvoir en 1993, reviendra l’année suivante, partira au bout de quelques mois pour reprendre les rennes du pays quelques heures plus tard. Avant son dernier départ en 2004. Après sept ans an Afrique du Sud, revenu au pays depuis 2011, ce fils de paysan vit dans sa résidence barricadée de Tabarre. Accusé d’avoir propagé la culture de la violence et occasionné la prolifération des armes dans le pays, affaibli par la maladie du haut de ses 65 ans, Aristide a mis fin à sa carrière politique. S’il reste très populaire auprès des plus pauvres, l’ancien salésien dont se méfient les élites et la classe moyenne croit toujours à son retour. Pour une 5 e fois au pouvoir !
La corruption au cul
Début juin, la colère gronde à nouveau dans les rues de la capitale haïtienne. Plusieurs organisations de la société civile et de l’opposition appellent à la démission du chef de l’Etat. Moïse est accusé d’être au cœur d’un «stratagème de détournements de fonds» par la Cour supérieure des comptes. Un scandale qui concerne Petrocaribe. Un programme vénézuélien de lutte contre la pauvreté, sorti tout dru de l’imagination de Hugo Chavez quand il était encore au pouvoir. Il visait à contre-caler, l’influence américaine dans la région. Sauf qu’à travers plusieurs centaines de projets, plus de la moitié des 1,6 de dollars auraient été détournés. Et parmi les prestataires épinglés, Agritrans de Jovenel Moïse quand il n’était pas encore président et Betexs ont monté un stratagème particulier. En utilisant le même numéro fiscal, et en ayant deux contrats séparés sur un même appel d’offre, ils ont réussi à recevoir deux fois le même montant pour un même projet. Spécialisé dans la production bananière, la société du président se retrouve à faire des routes. Subitement. Jusque-là silencieuse, l’église catholique sort de la réserve et en appelle à l’émergence « des femmes et des hommes nouveaux par leur mentalité, leur conscience professionnelle et leur compétence » dans un communiqué le 9 juin. Dans un pays où plus de 60% de la population vit sous le seuil de pauvreté et où l’inflation de 17% a entrainé des dévaluations vertigineuses de la monnaie locale, la gourde, Vélina Charlier, militante de la société civile insiste pour que « le président démissionne et se mette à disposition de la justice« . Dans son palais haut perché de Pèlerin 5 à l’abri de Port-au-Prince, le président haïtien ne l’entend pas de cette oreille. Si les émeutes liées à la corruption ont occasionné la chute du gouvernement, le Premier ministre nommé, Lapin, peine à former un nouveau gouvernement, toute tentative ayant été bloquée par l’opposition au parlement. Mais si plusieurs centaines de projets ont été épinglés par la cour supérieure des comptes, c’est aussi parce que dans ce pays, la corruption est une danse nationale dont les politiques sont les stars. Selon le dernier classement de Transparency international, Haïti n’est pas que le pays le plus corrompu des Caraïbes mais aussi 161e sur 180 Etats en matière de lutte contre le fléau. Une situation qui se ressent dans le quotidien des populations. Remplies des tas d’ordures, les rues de Pétionville devenue l’une des villes les plus insalubres du monde a pourtant un contrat de voirie. Sauf qu’au lieu de ramassage quotidien, la société prestataire se contente de dégagements occasionnels. Pour maximiser ses bénéfices.
L’Afrique dans le sang
Hôtel Oasis. Un lieu de rencontre au cœur de Pétionville. Autour d’une table où règnent de nombreuses bouteilles vides de Prestige, prisée bière brassée en Haïti, la discussion va bon train sur l’Afrique. Ici, elle est perçue comme une terre-mère dont on rêve mais d’où proviennent sans cesse des informations moins rassurantes. Le continent noir est plus dans l’immatérielle imagination et les fantasmes collectifs que dans les médias et la réalité du quotidien. Steeve, musicien du Djazz et fondateur du groupe SMS Kreyol en rêve passionnément. « Je sens en moi une part d’Afrique » insiste celui qui, revenant de la Corée du Sud où il a multiplié des concerts, y a rencontrée une artiste africaine qui l’a marqué. « Je sens en moi bouillonner cette grande Afrique » précise-t-il, insistant, « je dois la visiter un jour« . Dans l’inconscient des Haïtiens, l’Afrique est un tout, presque assimilée à un seul pays. L’auteur de ces lignes doit rappeler sans cesse, tout au long de son séjour, que le continent ne compte pas moins de 54 pays. « Et autant de réalités différentes« . Mais ici, à 1h30 de vol du voisin américain, on se sent plus africain qu’américain. « Nous venons tous d’Afrique ! » murmure, à la table voisine, un client qui dégustait, accompagné d’un ami, sa bière. Marie-Laurence Jocelyn Lassègue incarne mieux que quiconque la fierté de ses origines lointaines. « Je ne pouvais pas être autre chose qu’africaine » tonne d’emblée l’ancienne journaliste. Son intégrité, chose rare dans le monde politique, en a fait une légende. Régulièrement, alors que ses filles sont passionnées du continent, elle se rend, « autant que possible » dans d’autres coins d’Afrique ou Bénin. Berceau d’Haïti où, début mai, Dany Laferrière, le plus grand écrivain contemporain d’origine haïtienne séjournait. Cet éminent membre de l’Académie française s’y est rendu, à l’invitation de l’Institut français pour un ébat culturel entre la France et le pays d’origine de Toussaint Louverture.
Le futur plus qu’incertain
Le soir venu, quand les rues de Port-au-Prince retrouvent leur calme, de nombreuses grosses cylindrées les prennent d’assaut. Car, dès la fin de l’après midi, les rues sont vidées, la peur de l’insécurité étant omniprésente. Seules les personnes en voitures, généralement d’une certaine classe moyenne, profitent des restaurants hors de Prix qui entourent la place Boyer ou règnent dans rue Panaméricaine. Haïti, c’est aussi le discret terrain de guerre de deux puissances mondiales, la France et les États-Unis. Si pendant la présidentielle de 1990, le National endowment for democracy (Ned) proche de la CIA a versé 36 millions à Marc Bazin pour sa campagne, les Socialistes au pouvoir en France ont encouragé des hommes d’affaires de l’Hexagone à soutenir Jean Bertrand Aristide, porté par une coalition de centre-gauche. Depuis, les Américains ont pris le dessus, faisant d’Haïti leur 51e Etat. Mais instable politiquement, essoufflé économiquement avec un système éducatif en totale déphasage avec les besoins du marché, Haïti aura encore du mal à s’en sortir. En attendant, sa jeunesse n’a qu’une obsession, regagner le pays de l’oncle Sam où vivent déjà 1,2 millions de personnes d’origine haïtienne, soit la moitié de la diaspora inégalement répartie dans le monde.
Après 215 ans d’indépendance, Haïti est un Etat affaibli et où l’autorité publique est aléatoire. Placée quasiment sous tutelle américaine, son économie peine à contrer l’extrême pauvreté alors que depuis la dissolution de l’armée en 1995 par Aristide pour venger le coup d’Etat contre son pouvoir 4 ans plus tôt, l’insécurité fait la loi. Comme si cette première république noire doit se contenter, ad vitam aeternam, du point-mort. « L’Eternel sur-place ! » ironisait le général de Gaule. Qui ne se savait pas encore prophétique.
MAX-SAVI Carmel, Envoyé spécial à Port-au-Prince, Afrika Stratégies France