Fabre Jean-Pierre a fait toute sa carrière dans l’opposition, Gnassingbé Faure est au pouvoir depuis 15 ans et vise un 4e mandat, Kodjo Agbéyomé est ancien Premier ministre que vient de désigner, à travers un respecté prélat, une frange de l’opposition comme « candidat unique« . Trois profils aussi divers qu’opposés qui devront s’affronter pour accéder à la magistrature suprême dans un pays où la présidentielle mobilise de moins en moins les populations. Portraits croisés de trois hommes d’Etats aussi adulés que controversés, les uns que les autres.
Sous la terrasse de son domicile à Tokoin-Forever, Agbéyomé Kodjo a pris sa part de la poussière de l’harmattan (vent piquant et poussiéreux venant du Sahara) sur son boubou brodé. L’ancien Premier ministre revient de consultations avec de nombreux leaders politiques dont les responsables de la C14. Il veut faire passer sa candidature annoncée, prise pour « une pilule amère » par une partie de l’opinion. Depuis peu maire de Golfe 4, commune du centre ville de Lomé, la capitale, Jean Pierre Fabre reçoit des pressions pour soutenir l’ancien président de l’Assemblée nationale. Mais aguerri par sa popularité incontestable, l’ancien chef de file de l’opposition n’entend pas quitter la course, « c’est autour du plus populaire qu’il faut construire l’unité » argue l’ancien député arrivé, en 2010 et en 2015, en 2e position derrière Faure Gnassingbé. Des résultats qu’il n’a de cesse de contester revendiquant sa victoire et dénonçant, comme une partie des observateurs, des fraudes massives. « Agbéyomé Kodjo avait à peine 1% pour la seule présidentielle à la quelle il a pris part, il ne peut nous représenter » argumente un autre maire de l’Alliance nationale pour le changement (Anc), dans l’antichambre du parti orange, membre de l’International socialiste. Pendant ce temps, Faure feint de ne pas être concerné par le choix annoncé du « candidat unique » et la candidature ou non de son éternel opposant. Dans son nouveau Palais, au nord de la Ville, il reçoit l’investiture des membres de la Cour constitutionnelle. Le président sortant sait mieux que quiconque que l’essentiel se joue avec l’institution chargée de proclamer les résultats définitifs. Et sur ce, il a une énorme avance sur ses potentiels rivaux. Lui et son parti, majoritaire au parlement, ont nommé le plus grand nombre de « sages » et il a obtenu que Abdou Assouma, le président sortant de la Cour, qui a toujours veillé à sa victoire depuis 15 ans, malgré les fraudes et irrégularités abondamment relevées par l’opposition et les observateurs européens, soit reconduit. Si l’issue du scrutin semble faire peu de doute, ce sont les surprises et rebondissements que craint le plus la majorité présidentielle qui a fait face, en 2017, au plus grand soulèvement de l’histoire récente du pays.
Vie privée, vie publique
Septembre 2019. Dans le salon d’honneur de l’aéroport de Lomé, Gnama Latta fait une brusque irruption. Le directeur la société aéroportuaire s’époumone à crier « videz la salle, la première dame arrive ! ». Alors qu’il crie dans le vide, une silhouette métissée à la chevelure abondante s’amène vers la piste, ignorant les zélés appels à la révérence du colonel. Quelques minutes après, les témoins de la scène sont interloqués. Et à raison car, malgré les persistantes rumeurs, aucune première dame n’existe officiellement au Togo. Même si l’Ethiopienne de 44 ans qui vient de semer la « panique » à l’aéroport est la plus influente du lot. A 53 ans, le président togolais ne se presse d’ailleurs pas pour se mettre une alliance au doigt. Baignant dans la « générosité moulante » de ses ministres, collaboratrices, conseillères et autres stars du showbiz, Faure Gnassingbé profite à fond de son célibat et de la frivolité devenue sa marque de fabrique. A l’opposé de ses deux concurrents. Catholique de droite qui ne s’en cache point et franc-maçon timidement assumé, Kodjo est père d’une famille nombreuse. 9 enfants. « C’est d’ailleurs la force de son action politique« , selon ses proches. Mais il les tient, autant qu’il le peut, à l’écart de la politique. Père de trois enfants, Fabre a une famille plutôt discrète qu’on ne perçoit nulle part ou presque. N’eut été une futile polémique l’année dernière, on aurait jamais su que sa fille aînée officie dans une importante banque sous régionale à Lomé. Quant à Gnassingbé, il a marché dans les pas de son feu père à qui sont attribués entre 56 et 81 enfants. « Une quarantaine maximum en réalité » tempère un de ses anciens barons. Le président togolais qui, célibataire, enchaîne des aventures est déjà à la tête d’une famille éclectique de 22 descendants dont la quasi-totalité, des filles. « Trois garçons » avance un député qui est dans le secret du président célibataire. Si dans beaucoup de pays, l’absence d’épouse serait un handicap, le président s’en accommode bien. Avec Kodjo, Gnassingbé partage la foi catholique alors que protestant évangélique, Fabre est l’un des plus pieux du lot. Plusieurs séances de prières chaque jour. Quant à Agbéyomé Kodjo, très populaire au sein de la puissante conférence épiscopale, un attachement à la laïcité fait qu’il exhibe le moins possible sa foi. Si dans deux mois l’un des trois sera à la tête du pays, ils ont des parcours différents et forts divergents.
Parcours divergents
Baccalauréat G2 pour Agbéyomé Kodjo au Lycée technique d’Adidogomé en 1975, puis des études d’économie à Poitiers (France), il finira par un doctorat. Après le Baccalauréat à Saint Joseph à Lomé, Jean Pierre Fabre a fait de brillantes études à Lille (France), d’abord en gestion avant de finir avec un Dess en administration des entreprises. Le parcours scolaire de Faure Gnassingbé restera des plus mystérieux. Il aurait, après avoir décroché un Bac D au Collège catholique Chaminade de Kara, 420 Km de Lomé, fait un MBA à Paris-Dauphine. Dans les archives de l’université française, aucune trace de ce supposé passage académique. Puis des études sans autres précisions aux Etats-Unis, ce qui ne l’a pourtant jamais empêché de décrocher le traducteur lors des rencontres internationales, aussitôt qu’on passe du français à l’anglais. Son premier poste ? Ministre dans le gouvernement de son père après avoir été brièvement député. Quant à Agbéyomé Kodjo, son parcours débute dès la fin des années 1980 où après quelques années dans une société d’Etat, il devient ministre de la jeunesse et des sports à 32 ans. Suivront ceux de l’intérieur mais aussi la primature après avoir été au perchoir de l’assemblée nationale. Jean Pierre Fabre a connu une brève carrière de journaliste avec La Tribune des Démocrates où l’un de ses pourfendeurs aujourd’hui, le Dr Ihou David fut calamiteux rédacteur. Après une décennie (1981 à 1991) comme secrétaire général de la plus grande entreprise d’architecture et d’urbanisme du célèbre Loccoh Donou, Fabre entre en politique où son premier poste sera celui de député, en 2007. Depuis septembre dernier, il est maire d’un arrondissement de Lomé, Golfe 4. Si on lui reproche une éloquence débridée, Fabre reste un cohérent bosseur qui a fait de la discipline un fer de lance. Quand on évoque son âge en disant vaguement « près de 70 ans », cet intrépide combattant à la moustache identifiable qui peine à vieillir rectifie » soixante sept ans ! ». Une chose est certaine, Fabre et Agbéyomé ont fait leurs études supérieures en France, idem pour Faure Gnassingbé, à en croire son CV officiel. Mais l’un et l’autre entretiennent avec Paris des relations qui vont de la cordialité à quelques antipathiques brusqueries.
Réseaux et liens avec la France
Début septembre 2019. Faure Gnassingbé qui, se rendant en Asie, fait une escale à Paris pour être reçu de weekend par Emmanuel Macron a été déçu. Le jeune président français l’a snobé habillement. Pour le seul chef d’Etat francophone de l’Afrique de l’ouest à n’avoir jamais été reçu à l’Elysée, c’est un revers. Triste, il continue son voyage vers la Chine. D’ailleurs Macron n’a jamais caché sa méfiance à l’égard de Faure Gnassingbé dont il parle dans une vidéo devenue virale « Je ne l’ai pas reçu ». Dans l’illusion collective et sans doute dans une certaine réalité, la France joue un rôle relativement important dans le choix des dirigeants africains. Si Kodjo est un protégé des Français, Gnassingbé semble, compte tenu des enjeux sous-régionaux, liés à la stabilité et la lutte contre le terrorisme, être le candidat naturel de Paris. Dans les coulisses diplomatiques, Le Drian, ministre des affaires étrangères et l’un des derniers clercs de la françafrique ne le cache pas. Chacun des candidats, à l’exception du président sortant, a un lien particulier avec la France. Fabre n’a cédé sa nationalité française qu’en 2013, volontairement. « Je n’ai jamais été attaché à cette nationalité que j’ai obtenue de fait » a-t-il confié à l’auteur de ces lignes. Fils d’un inspecteur de douane, lui aussi français, il a, comme ses frères, hérité de la citoyenneté « de droit » avant d’en apercevoir l’incommodité face à une carrière politique. Le droit togolais ne tolérant pas la double nationalité, Fabre a préféré rester « togolais » sans rien perdre de sa « francité » dont il partage de lointains labyrinthe avec Patrice Talon, président du Bénin qui a, lui aussi, de lointaines origines françaises. Marié à une française d’origine togolaise, Kodjo, présenté à raison comme le plus francophile, a passé trois ans d’exile dans l’hexagone, protégé par des réseaux de droite et Jacques Chirac. Mais le candidat unique désigné est « profondément togolais » et s’est refusé à toutes autres nationalités, même pendant les rudes périodes où il a eu du mal à disposer d’un passeport togolais, à cause de ses démêlées avec le régime. Si Fabre s’entiche de réseaux plutôt politiques (Elysée, Quai d’Orsay et élus français), Kodjo embrasse tout, des affaires à la politique en passant par ses frangins de loge. Sa proximité avec des hommes d’affaires de droite ne lui ont jamais fait perdre sa vocation « humaniste », ce qui le place au centre-droit pendant que Fabre est entièrement à gauche avec un brillant programme social dont il nous a brossé les grandes lignes dans un entretien fleuve. Le président sortant est un chevronné disciple de la droite, celle des affaires, celle du libéralisme à outrance avec son lot de loucheries. Faure Gnassingbé s’accommode d’ailleurs bien de ministres qui enchaînent scandales et détournement de deniers public sans crainte. Bref la droite Balkany ! Si, en arrivant au second tour, les deux opposants peuvent compter, chacune à sa manière sur le soutien de Paris (bien que Fabre se prit peu diplomatiquement à la politique française par le passé), la France préfère maintenir la stabilité face au terrorisme dont Gnassingbé s’est fait le chantre.
Qui président ?
Elu en 2010 et en 2015 avec des scores confortables (entre 62 et 66%), Faure Gnassingbé ne devrait pas, compte tenu des conditions d’organisations de la présidentielle, avoir du mal à la remporter. Il n’a pas que mainmise sur la Commission électorale nationale indépendante (Ceni) dont il contrôle 14 membres sur 17, mais il a installé une Cour constitutionnelle sur mesure, à sa taille, amputée de deux de ses membres contre toutes dispositions constitutionnelles. Abdou Assouma, longtemps membre encarté du Rassemblement du peuple togolais (Rpt), parti hérité du feu dictateur Gnassingbé Eyadema, et qui dirige la cour, a toujours fait de la victoire de Gnassingbé un rituel quasi religieux qu’il reprend, avec la même passion chaque cinq ans. Mais cette année, il n’aura pas en face, uniquement Fabre. Agbyomé Kodjo, désigné « candidat unique » par une procédure critiquée par une partie de l’opposition peut créer la surprise. Comptant déjà sur le soutien de nombreux partis d’oppositions et d’une large frange de la société civile, il devrait convaincre le Parti national panafricain, Pnp de Tikpi Atchadam d’appeler à voter pour lui. Seul un tel soutien le mettra sur la voie d’un face à face avec le président sortant, sinon, Fabre devrait être au second tour. La première mission des candidats dans un contexte miné par les méthodes d’irrégularités dont Faure Gnassingbé a le secret serait d’empêcher ce dernier à passer au premier tour.
Les divisions au sein de Unir, parti au pouvoir, les frustrations ici et là, la mise à l’écart des anciens barons du Rpt, parti ancêtre et la fragilisation d’un président dont plusieurs sondages montrent combien les Togolais sont opposés à son 4e mandat devrait jouer en faveur de l’opposition. Mais avec un président qui a déjà usé de répressions militaires sanglantes pour se maintenir au pouvoir, mieux vaut ne pas vendre la peau du lièvre avant de l’avoir tué.
MAX-SAVI Carmel, Envoyé spécial à Lomé, Afrika Stratégies France