BENIN/NIGERIA : Les secrets d’une guerre des disproportions
210 millions d’habitants d’un côté contre 12 de l’autre, le Nigeria et le Bénin connaissent une crise de voisinage qui a provoqué la fermeture de la frontière commune. Si avec ses 445 milliards de PIB, la première puissance continentale n’a que faire de son voisin qui peine à atteindre 9,5 milliards, l’excédent de la balance commerciale nigériane (6,5 milliards $ en 2018) lui permet de se passer de l’ex Dahomey. Un avantage sur lequel joue Buhari pour plonger une crispation profondément politique d’autant qu’Abuja reproche à Cotonou ses dernières dérives autoritaires qui ont abouti à l’écartement et à la dispersion de toute l’opposition. Secrets d’une guerre qui ne finira pas de si tôt.
7.000.000 de litres par jour ! Vous l’avez bien lu. Sept millions de litres d’essence au quotidien, c’est la quantité estimée par un rapport tombé sur le Bureau du président nigérian, de ce qui traverse les 773 km de frontière entre le Bénin et le Nigéria. Pour Muhammad Buhari, « c’est insupportable ! » même si une partie de l’essence atterrit au Togo. D’autant que le manque à gagner pour le fisc nigérian dépasse les 400 milliards de Cfa (667 millions de dollars pour être précis). Soit près de trois fois le budget de toutes les 77 communes du Bénin. A cela, il faut ajouter le manque à gagner pour les ports du Nigéria dû à la réexportation de milliers de sacs de riz, de sucre, de lait venus par le Port autonome de Cotonou (Pac) . En complicité avec les agents indélicats de la douane nigériane, une partie de ces marchandises ne subit aucune taxation et échappe aux contrôles des autorités. Pire, le riz étuvé importé au Nigeria via le Bénin n’est ni produit par le Bénin, ni consommé par les béninois qui préfèrent le riz blanc. Mais pas que ça, quelques millions d’engrais passent la même frontière en provenance du Bénin et malgré plusieurs mises en garde de Buhari qui a évoque le sujet « pas moins de 5 fois » avec Patrice Talon, le Bénin qui tire profit des diverses contrebandes est resté inactif. Depuis un peu plus de 5 semaines, le trafic frontalier est à l’arrêt et après avoir épuisé les recours à la Communauté économique des états de l’Afrique de l’ouest (Cedeao), le chef de l’Etat béninois, très controversé à l’interne, sollicite des médiations auprès de ses pairs qui ne semblent guère motivés à intervenir. Notamment Mahamadou Issoufou qui reproche à Talon d’accueillir Hama, l’un de ses principaux opposants et qui a répondu au béninois « avoir lui aussi sa frontière concernée« .
Contrebande d’Etat
Sèmè-kraké. 30 km de Cotonou. Un camion soigneusement rempli approche la frontière bénino-nigériane. Une guimbarde à la carrosserie à mille rafistolages le devance. Celui qui en sort est un « klébé (coursier) de traversée ». Contre 2 millions f CFA (3.000 € environ), il obtient officiellement, de la douane béninoise, une autorisation de traversée à l’effigie du ministère des finances. Aux agents des douanes, il glisse 100.000 f CFA (150€) qu’ils se partageront. Chaque jour, « une vingtaine de camions passe ainsi la frontière » dénonce Degnon. A 36 ans, cet ancien contrebandier a dû liquider son véhicule de délit. « Ces gros camions nous détruisent » soupire ce béninois qui s’agace d’une « importation au-delà des besoins » créant une saturation au détriment des détaillants. Car ici, comme des bouteilles de vin en vrac, l’essence se vend à chaque coin de rue. Conséquence, ils sont entre 300 et 350 contrebandiers à déposer les armes depuis l’arrivée au pouvoir de Patrice Talon. Le président béninois a formalisé « un trafic de voyou » selon le Nigeria, totalement illégal, faisant entrer ainsi dans les caisses de l’Etat des millions assimilables au blanchiment. Mais cette scène, c’était il y a quelques semaines. Car depuis mi-août, tous les postes de frontières ont été fermés entre les deux pays. Et comme pour intimider son voisin, le Nigeria organise régulièrement des exercices militaires, réveillant de profonds sommeils quelques agents de police béninois, ronflant de l’autre côté de la frontière. Les 2 rencontres (à Abuja et à Ouagadougou) entre les deux présidents n’ont rien changé d’autant que depuis de nombreuses années, les douanes béninoises entretiennent des exportations de millions de tonnes de riz en transit vers le voisin. Dans deux échanges de données entre les ministères concernés de part et d’autre, le Bénin avait pris le soin de mentir sur les chiffres afin de camoufler une réalité qui l’a définitivement rattrapé. Car, Buhari a déjà proposé une agence mixte de contrôle au cas où il déciderait de la réouverture des frontières qui ont été fermées déjà à plusieurs reprises par le passé.
Le riz sur la table, le ciment et l’essence en dessous
L’importation frauduleuse de riz vers le Nigéria qui a affirmé avoir atteint l’autosuffisance alimentaire dans la filière est la principale raison de la fermeture. De 5 millions de petits et moyens producteurs, plus de 30 millions de Nigérians sont aujourd’hui concernés par la production du riz. L’invasion du marché par le Bénin voisin déstabilise la production locale dont 10% au moins est détenu par Olusegun Obasanjo. L’ancien président (1999-2007) n’a pas que multiplié des fermes et sites de productions dans le pays mais a lancé un projet, soutenu par Aliko Dangoté, qui accompagne les producteurs locaux. Mais il n’y a pas que le riz. Il y a aussi, comme décrit plus haut, le fléau d’essence de contrebande dont le Bénin tire, ce qui est anormal, illicitement des revenus fiscaux. Les premiers effets de la fermeture de la frontière ont été d’ailleurs, du côté du Bénin, l’augmentation vertigineuse des prix de carburant, « jusqu’à 1000 f CFA, 1,5€ le litre » selon plusieurs témoignages concordants avant une légère chute et une stabilisation à 600 f CFA. A cela, faudrait-il ajouter le conflit qui, depuis de nombreux mois, oppose Aliko Dangoté à Patrice Talon. Le président béninois dont des proches sont actionnaires des principales cimenteries du pays ne veut pas laisser le milliardaire nigérian envahir le marché béninois comme il le fait au Togo avec une concurrence, à plusieurs égards, déloyale. Mais en même temps, le Bénin taxe à l’excès le transport du ciment nigérian sur son territoire, provoquant un mécontentement de l’homme d’affaire qui s’en est pris, à plusieurs reprises, au chef de l’Etat béninois, le qualifiant de « voyou« . Plusieurs sources bien informées soupçonnent Dangoté derrière cette décision de fermeture.
Portes de sortie…
Patrice Talon aura fait ce qu’il peut. Mais il néglige, sciemment, le volet politique mais aussi les mains autrement puissantes de Aliko Dangoté. Le milliardaire très hostile au président béninois est très proche de l’actuel chef d’Etat nigérian mais aussi de Olusegun Obasanjo, un autre détracteur de Talon qu’il qualifie de « despote abruti ». Les deux entretiennent, avec Yayi Boni des relations amicales. Alors que la tension est plus que forte entre l’ancien président béninois et son successeur, Olusegun a pris position dans une lettre ouverte, adressée à Talon, en faveur de la démocratie. Il fallu, pour que Yayi puisse se rendre en France pour les soins, la pression de Buhari qui a été très éprouvé par la grande reculade démocratique que Talon a imposée à son pays. Il le lui a fait savoir plus d’une fois et a, en juin dernier, demandé « la reprise des législatives » avec le soutien financier d’Abuja. Une proposition réfutée par Patrice Talon qui n’a pas daigné répondre et a laissé son ministre des affaires étrangères humilié l’émissaire d’Abuja en le laissant plusieurs heures en salle d’attente. Alors que s’ouvre l’Assemblée générale de l’Onu à New York, Talon a exprimé le souhait d’une troisième rencontre avec le président nigérian qui a opposé diplomatiquement « un agenda de séjour chargé » promettant faire de son mieux aussitôt qu’il le peut. Une situation qui n’a pas empêché Talon de donner un coup dans la fourmilière en orchestrant une scission au sein des Forces cauris pour un Bénin émergent (Fcbe), principale force de l’opposition béninoise et en octroyant un certificat de conformité, donc une reconnaissance officielle, à une frange du parti hostile à Boni Yayi.
Lors des législatives de fin avril, le parti avait été, comme la totalité de l’opposition, écarté du scrutin, faute de ce certificat, ce qui a permis à Patrice Talon de disposer, pour deux partis acquis à sa cause, des 83 députés du parlement béninois. Si l’ouverture de la frontière intervient, elle sera accompagnée d’une série d’exigences dont Abuja a fait part à Cotonou, lors de la rencontre de Ouagadougou, sans, selon une source nigériane, « aucune réponse conséquente » de la part de Talon qui joue avec le temps.
MAX-SAVI Carmel, Envoyé spécial à Cotonou, Afrika Stratégies France