Orient vs Occident : un fâcheux décalage
Comme toujours, les Occidentaux voient le monde à travers leur propre prisme, sans se soucier de se mettre à la place de ceux qu’ils observent.
Depuis le 25 juillet, mes amis de France m’envoient des SMS qui ressemblent à des messages de condoléances. « De tout cœur avec toi ! » « Courage, Fawzia ! » Le ton est le même dans les commentaires de la presse occidentale. Apparemment, chacun a sorti son mouchoir pour pleurer la Tunisie, après les décisions chocs de son président, Kaïs Saïed, de geler les travaux du Parlement et de s’octroyer le pouvoir exécutif.
À l’instar du quotidien Le Monde, on reproche aux Tunisiens de « fantasmer » – comme tous les Arabes – sur « l’homme fort ». D’aucuns pensent que le pays va à sa perte, qu’il est sur le point d’enterrer son processus démocratique. Moi, je me souviens que j’ai sauté de joie le jour où ces mesures ont été annoncées et que la quasi-totalité de mes compatriotes a fait de même.
Approche occidentale
Pourquoi cette approche occidentale, irréelle et décalée, et, pour dire le moins, à « côté de la plaque » ? C’est une question qui devrait se poser dans toutes les rédactions des capitales européennes et à laquelle sociologues et politologues du Nord devraient réfléchir. J’ai pour vous quelques exemples illustrant ce hiatus dans plusieurs secteurs.
– Lisez les voyageurs d’Orient du début du XXe siècle. Ils ont rapporté, dans leurs récits, non pas la réalité de ce qu’ils ont vu, mais ce qu’ils voulaient voir, quitte à créer un Orient né de leur imagination. L’excellente thèse du Palestinien Edward Said illustre bien ce propos.
– Rappelez-vous la levée de boucliers contre l’écrivain Kamel Daoud lorsqu’il a expliqué les agressions commises à Berlin, en 2015, par des immigrés maghrébins à l’encontre de femmes par la frustration sexuelle, prégnante en terre d’islam. Une volée de bois vert de la part de sociologues occidentaux ! Nous, les intéressés, nous avons beau dire et répéter que le sexe est un vrai problème dans nos sociétés, ils ont persisté dans leur déni, nous accusant d’ « essentialisme », de « haine de soi » et de racisme envers nous-mêmes.
LE HARCÈLEMENT ET LE VIOL « LÉGAL » SONT NOTRE LOT QUOTIDIEN
– Dans l’actualité récente : le mouvement #MeToo a fait croire que le harcèlement ou le viol étaient un phénomène nouveau ou soudain, et qu’il allait précipiter les « nanas » du monde entier vers les tribunaux. Qui a noté le silence, voire le sourire moqueur, de nos femmes du Sud ? Le harcèlement et le viol « légal » sont notre lot quotidien et nous ne pouvons pas nous payer le luxe d’assigner en justice nos prédateurs, bridées par les mentalités, par une justice favorable aux hommes ou, simplement, par la précarité.
– Dans un registre plus léger, les diététiciens repus qui ont inspiré le fameux spot publicitaire selon lequel il faut manger « cinq fruits et légumes par jour » n’ont-ils donc pas songé un instant à nos pays, où se nourrir d’un bol de riz est déjà un luxe ? Idem pour les manifestations anti-vaccin : y a-t-il un journaliste pour songer à relayer l’information suivant laquelle, sur le continent, nous pouvons être choqués de voir certains refuser de se faire vacciner alors que nous mendions des doses ? S’ils souhaitent mourir pour la liberté, je veux bien. Mais qu’ils nous filent leurs stocks de sérum, pardi !
Peurs et fantasmes
J’ai cité ces exemples pour vous montrer le fâcheux penchant de certains Occidentaux à juger en se fondant sur des concepts et des approches qui leur sont propres. À penser et sentir à notre place, voire à projeter sur nous leurs propres peurs et fantasmes. Avec l’envie, consciente ou non, de rester les maîtres du jeu et le dieu suprême des critères. Et avec cet absolutisme – typique de la presse de gauche – qui consiste à gloser sur les grands principes sans tenir compte des réalités du terrain et des attentes réelles des peuples.
Bien sûr, il y a des valeurs et des principes universels, que nous défendons tous. Cela étant, j’ai envie de dire à mes collègues occidentaux que l’altérité ne consiste pas seulement à reconnaître l’Autre, mais à savoir aussi se mettre à sa place et s’imprégner de son être au monde. Prenez-nous comme des sujets de notre Histoire, pas comme des objets de vos analyses.
En l’occurrence, laissez les Tunisiens que nous sommes savourer le sentiment de soulagement éprouvé après le 25 juillet, fut-il éphémère. Cette date pourrait n’être que celle d’un coup d’épée dans l’eau, celle d’un vrai-faux changement ou celle d’une dérive populiste. Nous exprimerons notre colère et nos peines le jour où nous estimerons nos espoirs trahis. Rien ne s’opposera alors à ce que nous acceptions vos condoléances.