AFRIQUE : 60 ans après, nos indépendances ont-elles valu la peine ?
La question peut paraître attardée en plein XXIe siècle et « raccourcissante », la réponse l’est moins, mais aussi routinière car chaque année, je me repose la même question. Et dans la réponse, je me rends tout de suite compte de ce qu’il y a quelques ajouts et parfois, la réflexion prend d’autres labyrinthes, ouvre brèches et angles et s’enrichit d’une actualité plus récente. Ou de faits pas si lointains car par définition, une actualité est immédiate, instantanée et par ricochet, plus récente que « récent ». Les derniers événements en Haïti seront quelques jets d’eau pour mon moulin.
1960. Année importante pour les indépendances africaines. A côté de 14 pays francophones subsahariens, le Congo belge, la Somalie italienne et le Nigéria britannique accèdent à la souveraineté nationale. Pour les pays francophones, pas moins de 8 ont proclamé leur indépendance au mois d’août. Le Bénin qui avait ouvert la vague le 1er août devrait se libérer d’une colonisation française, à cette date-là, et d’une stratégique présence lusophone. Il a fallu pour l’ex Dahomey attendre une année pour que le 31 juillet 1961, le Fort Portugais de Ouidah (mais uniquement ce court territoire) ne quitte symboliquement les joutes portugaises, volonté tardive et quelque peu capricieuse de Lisbonne. Suivront le Niger (03 août), le Burkina Faso (05 août), la Côte d’Ivoire (07 août), le Tchad (11 août), la Centrafrique (13 août), le Congo Brazzaville (15 août) et enfin le Gabon le 17 août. C’est d’ailleurs ce qui a souvent motivé de ma part, en août, une chronique sur le sujet, en pleines vacances.
Des rituels plutôt symboliques et grégaires, un drapeau, un hymne national, une devise, des armoiries aussi animalières que farfelues les unes que les autres, bref, tous les gadgets de l’autonomie totale pour chacun de ces pays. Dans la réalité, la main invisible de l’ex colon tire toujours les ficelles et du côté de Paris, la françafrique, vite née des décombres d’une décolonisation dépressive, a créé un parallélisme des forces. Mais il ne sera pas ici question de cela. Six décennies après ces indépendances, où en sont nos Etats ? Comment font-ils face au défi du développement ? Ont-ils réussi à maintenir la paix ? Que font-ils de la démocratie et des droits de l’homme ? Bref, leurs citoyens sont-ils plus heureux aujourd’hui que sous la colonisation ? Des questions se suivent et les réponses poussent parfois à se demander si les indépendances valaient la peine…
Bien que pendant les années 1990, le vent de l’est déclenché par François Mitterrand à travers son discours de Baule ait provoqué, dans la foulée de la chute du mur de Berlin, quelques échauffourées pro-démocratiques, dans l’ensemble, l’état de droit a peu avancé. Des quatre pays issus de l’ex Afrique équatoriale française (Aef), Congo, Centrafrique, Gabon et Tchad, aucun n’a franchi le cap libérateur de la démocratie et ils sont tous là, à balbutier entre le pouvoir à vie (Sassou Nguesso), et les dynasties de fils à papa (Ali Bongo et Mahamat Idriss Déby). La Centrafrique est toujours dans l’errance et la permanente instabilité dans laquelle guerres civiles et confrontations ethniques l’ont prolongée. Un peu plus loin, le géant Cameroun est dirigé par un despote fainéant et paresseux que quatre décennies de pouvoir ont usé et réduit à une momie qui ne peut faire quelques pas que grâce à des coups de pouce, Paul Biya. En Afrique occidentale, à l’exception du Niger qui vient de connaître une alternance et le Burkina Faso qui résiste aux vieux démons du terrorisme et d’un retour en arrière, le Bénin, la Côte d‘Ivoire, la Guinée Conakry sont tombés aux mains de dictateurs endurcis avec une guerre ouverte aux oppositions. Le Sénégal est à la croisée des chemins depuis que le camp Sall a affiché une volonté d’accorder un troisième mandat à Macky. Depuis presqu’autant de temps qu’il est indépendant, le Togo est dirigé par une seule et même famille. Quant au Mali, il se bat comme le diable pour rester à peu près un pays, les extrémistes musulmans en contrôlent la grande partie. Très peu de régions dans le monde vont aussi mal que l’Afrique francophone. La démocratie étant déterminante, l’état de droit, la lutte contre la corruption, la justice sociale et même le développement en dépendent.
Dans son ensemble, 60 ans après les indépendances, l’Afrique peine à décoller malgré l’illusoire croissance économique dont les retombées ne profitent qu’à une minorité que par élégante et pathétique sincérité, Faure Gnassingbé (Togo) désigne par « un petit nombre » qui « s’accapare » de tout. Les systèmes sanitaires fortement mis à l’épreuve par la pandémie de la Covid-19 sont en grande désuétude obligeant les dirigeants à se soigner en Europe. Pendant une décennie, le Togo n’a jamais disposait d’aucun scanner dans un seul de ses hôpitaux publics. Les droits élémentaires sont bafoués, l’école reste un luxe et le chômage endémique, associé à un sous-emploi désespérant poussent la jeunesse à affronter la méditerranée pour immigrer en Europe.
Qu’avons-nous fait de nos indépendances à part remplacer des fouettards blancs qui portaient encore quelques rares valeurs par des schizophrènes déchainés qui ne s’accrochent qu’à la partie jouissive du pouvoir et ne pensent qu’à eux ? Quand vous voyagez dans les campagnes béninoises, togolaises, ivoiriennes, maliennes où je me rends souvent, les rares petits ponts vitaux qui relient deux villages isolés ou les quelques fontaines d’eau à l’ancienne sont des vestiges de la colonisation. Comme si parfois, le colon se préoccupait plus que nos actuels dirigeants du développement. Je vais souvent à Soumdina-Bas (nord Togo, 500 km de Lomé), où au détour d’une alliance lointaine, j’ai de la belle famille. La grand-mère de ma fille m’a souvent rappelé qu’il y a un demi-siècle, elle avait l’eau potable, gratuite et abondante. Aujourd’hui, les puits sont asséchés, les fontaines ont disparu et en jonglant avec l’eau de la rivière voisine, son portable, un Iphone 11 capte parfois un réseau wifi égaré. Quel contraste ? Accès plus facile au wifi qu’à l’eau. J’en rigole souvent avec cette belle et charmante octogénaire.
Comparaison n’est pas raison mais comment peut-on raisonner sans comparer ? Je vais souvent dans les Antilles françaises, tous les ans, là encore. Et à l’arrivée comme au décollage, ma réflexion dans l’avion est la même. Pourquoi ne sommes-nous pas restés territoires français ? Je sais que ne suis, par mon universalisme têtu, qu’un mauvais patriote et jamais panafricaniste. Mais je préfère un Bénin, un Congo, un Tchad ou une Guinée sous contrôle française que de les voir chiffonnés au fil des années par des conflits inutiles et des despotes aussi mal éclairés les uns que les autres. Pour un jeune gabonais aujourd’hui, troquer l’indépendance contre un passeport français est plus pragmatique. Vivre dans un pays où l’hôpital sauve au lieu d’être un couloir de la mort est plus avantageux pour un togolais. Disposer d’écoles et de centres de santé est plus pertinent pour un nigérien que d’être soi-disant « indépendant ». Chaque jeune congolais aurait préféré Emmanuel Macron à Denis Sassou N’guesso qui n’est qu’au service exclusif de sa caste forestière… Pourquoi donc ces indépendances ? Que valent-elles aujourd’hui, 60 ans après ? Toute l’ex colonie française au sud du Sahara, aujourd’hui éclatée en 14 pays, utilise encore une monnaie (le Cfa) dont la déclinaison du sigle contient l’épithète éhonté « colonial » sans susciter le moindre agacement de ces dirigeants que les bulles de champagne et les milliards détournés ont éloigné de toute fierté nationale. Ils ne sont fiers que d’une seule chose, être au pouvoir…
Je me prépare à me rendre en Haïti, dans quelques jours. Je vais chaque année dans le pays de Toussaint Louverture depuis maintenant une belle décennie. La préparation de mon voyage est antérieure aux tremblements de terre, catastrophes naturelles dont la responsabilité n’est essentiellement imputable qu’à un insaisissable Dieu dont la toute-puissante et la toute clémence doivent, face à pareils événements, nous rendre encore un peu plus dubitatifs. Mais le débat est autre que théologique. Ce pays, indépendant depuis 2 siècles est le plus pauvre du monde, enfin, presque. Aucun président depuis 1804 n’a, à l’exception de René Préval (qui a bénéficié de l’état de grâce consécutif aux séismes de 2010), fini son mandant. Jean Bertrand Aristide, un prêtre exorciste dont le diable a pris possession en a été président 3 ou 4 quatre fois en quelques années avant d’être exilé. La première République noire est aujourd’hui un état néant qui tient la queue dans tous les domaines et fourmillent de 12 millions d’âmes dont 80% végètent dans l’extrême pauvreté. Si Haïti avait su le sort que lui réservait l’indépendance, ne serait-il pas accroché à la France pour aujourd’hui finir comme La Guyane, la Guadeloupe ou la Martinique, îles voisines dont la qualité de vie est mille fois supérieure ? Iles qui attirent chaque année des milliers d’haïtiens qui devraient se contenter, la nuit tombée, d’en apprécier les lumières lointaines alors que le pays de Dessalines n’a que quelques éclaires heures d’électricité par jour.
Face à une telle situation, il y a de quoi regretter ces combats dignes, ces luttes acharnées, ces sacrifices inestimables auxquels nos aïeux se sont livrés. De leur tombe, Thomas Sankara, Patrice Lumumba, Sylvanus Olympio, Kwamé N’Krumah vont se demander, à raison, pourquoi avoir fait tout ça, pour ça ? Et bien évidemment, à raison… Quel gâchis ? Il est à parier que, Haïti, le 55e pays africain aurait bénéficié de la technologie française pour s’éviter tout ou partie des tremblements de terre dont il est l’objet et son peuple serait à l’abri de l’extrême pauvreté.
MAX-SAVI Carmel, Afrika Stratégies France