Une vieille pratique qui remonte à 1423, la nomination de cardinaux « in pectore » consiste à ne pas rendre public le nom du prélat au moment de sa nomination pour le protéger des persécutions éventuelles. Grégoire XVI en a battu tous les records, Jean Paul II a dû en user quatre fois notamment pour la Chine, Benoît XVI s’en est passé alors que François lui a préféré de nombreuses nominations de non-électeurs, ayant plus de 80 ans.
Le 30 septembre prochain, pour la neuvième fois en une décennie de règne, François présidera un Consistoire au cours duquel 21 évêques et archevêques deviendront cardinaux, théoriquement, « des proches collaborateurs du pape ». Pendant 600 ans, certains ont accédé à la dignité cardinalice « in pectore », pour ainsi les protéger des répressions de gouvernants et autres puissances. Depuis, la pratique tend à disparaître. Son dernier usage remonte au 21 octobre 2003. Alors que Jean Paul II institue 31 cardinaux, un manquera à l’appel. Ce dernier, créé « in pectore » ne recevra jamais ses barrettes pourpres. Le pontife polonais n’ayant pas eu le temps de le révéler avant sa mort en 2005, laisse libre cours à de fantasmatiques supputations. L’élu restera, comme se traduit littéralement l’expression in pectore, « dans la poitrine », le cœur de Jean Paul II. Des proches du pontife slave ont évoqué l’hypothèse que le fameux « cardinal in pectore » soit le chinois Joseph Zen Ze-kiun. L’intégration de ce dernier au Sacré Collège des cardinaux trois ans plus tard par Benoît XVI semble avoir achevé de confirmer la rumeur. Pourtant, le pape allemand abandonnera les nominations « in pectore » à laquelle, son successeur, François, préfère des cardinaux de plus de 80 ans, exclus, par la limite d’âge, d’éventuels conclaves.
Grégoire XVI en bat le record
Originaire de Belluno (Vénétie), Bartolomeo Alberto Cappellari deviendra le 254e pape sous le nom de Grégoire XVI. Sauf qu’entre-temps et ironie du sort, Léon XII le crée « cardinal in pectore » en 1825. Dans la foulée de son intronisation en 1831, l’hostilité dont fait objet le clergé, consécutive à la Révolution française (1789-1799), atteint son paroxysme. Grégoire XVI n’aura pas le choix, il battra le record des « cardinaux in pectore » en créant 41 en tout, bien loin devant son lointain prédécesseur, Pie VII qui en usera 26 fois. Dans certains cas, le cardinal ainsi nommé peut en être informé et contraint d’en garder le secret. Généralement, le pape préfère révéler lui-même son identité, en différé ou en laisser le soin à son successeur. Mais tant que la publication du nom de l’élu n’est pas faite en consistoire, il n’aura pas droit au conclave qui élit le chef de l’Église et ne jouira pas des avantages liés au cardinalat. Outre Grégoire XVI, plus autres pontifes notamment Innocent X, Benoît XIV et Pie IX auront été faits cardinaux « in pectore ». Jean Paul II sera le dernier pape à recourir à la pratique des « cardinaux secrets », notamment en ce qui concerne la Chine.
Pour Jean Paul II, un usage stratégique
C’est le pape Martin V qui nommera, pour la première fois, des cardinaux « in pectore », en 1423. Mais Jean Paul II, premier pape venu de l’est et sous le règne duquel chutera le mur de Berlin en fera un usage plutôt idoine et stratégique, qui correspond bien à l’ère de la guerre froide. Ainsi, dès son premier consistoire en 1979, le polonais élu un an plus tôt fera d’Ignatius Kung Pin-mei son premier « in pectore ». L’identité de l’archevêque de Shanghai sera révélée 12 ans plus tard. Jean Paul II voulait le protéger de la furie de Pékin. Il usera de cette pratique pour les cardinaux Marian Jaworski (Ukraine) et Janis Pujats (Lettonie) en 1998. Leurs noms seront publiés en 2001 et deux ans plus tard, le pape fera son dernier usage de cette vieille tradition. La révolution française, par son fort sentiment anticlérical, imposera à Pie VII le recours excessif à la création de cardinaux in pectore. Le 23 février 1801, ses relations difficiles avec Napoléon Ier le poussent à ne pas révéler les noms de 12 de ses 25 nouveaux cardinaux. Bis repetita pendant de la Restauration française où, le 8 mars 1816, il élèvera 11 cardinaux in pectore sur les 32 qu’il a créés cette année-là. Au cours des six derniers siècles, malheureusement, de nombreux cardinaux « in pectore » ne goûteront jamais aux délices cardinalices, restant définitivement « dans le cœur » des pontifes qui les ont créés.
Morts sans barrettes
Du XVIe au XIXe siècle, les nombreuses guerres et menaces qui pesaient contre les dignitaires catholiques, notamment au lendemain de la Réforme ont conforté le recours, devenu récurrent, à cette vieille tradition. Ainsi, Alexandre II convoquera deux consistoires entièrement consacrés aux cardinaux in pectore, soit en tout 17 des 38 que connaîtra son pontificat. Mais certains illustres princes de l’Église ainsi nommés ne porteront jamais les insignes afférents à leur grade. Elu maître de l’ordre des dominicains en 1414, l’humaniste italien Leonardo Dati est le premier cardinal in pectore mort avant d’être créé, le jour même de sa nomination, le 16 mars 1425. Un autre, Thibault de Luxembourg mourra à Rome à la veille de la réception des barrettes. L’évêque de Mans (France) faisait partie des cardinaux in pectore du pape Sixte IV en 1474. Le 26 février 1561, Pie IV fera de Daniel Barbaro cardinal sans le révéler pour éviter des protestations diplomatiques dues au fait que ce dernier soit ambassadeur de la République de Venise auprès d’Élisabeth Ière. Le fait similaire le plus marquant sera connu sous Benoît XIV. Il créa deux cardinaux le 9 septembre 1743 sans en révéler les noms. Dix ans plus tard, sans préciser leur identité, il annoncera lui-même leur mort « entre-temps« . Son homonyme Benoît XVI a exclu de recourir à la pratique, il rendra public tous les 90 cardinaux qu’il aura nommés.
François préfère des « non-électeurs »
Le 22 février 2014 soit moins d’un an après son élection, l’argentin annonce les couleurs en élevant au cardinalat trois prélats qui ont plus de 80 ans, l’âge au-delà duquel le bénéficiaire de la dignité pourpre ne peut participer au conclave. Un an plus tard, il élèvera cinq octogénaires au grade cardinalice, battant ainsi un record jamais atteint, en un seul consistoire, dans l’histoire du catholicisme. Parmi eux, son compatriote Luis Héctor Villalba, archevêque émérite de Tucuman, le mozambicain Júlio Duarte Langa ou encore l’italien Luigi de Magistris. Une pratique que François perpétuera au cours de cinq des six consistoires qui suivront. D’ailleurs, lors du dernier consistoire annoncé pour le 30 septembre, trois prélats, âgés de plus de 80 ans, de l’Italie, du Venezuela et de l’Argentine revêtiront la soutane rouge vermillon. « C’est une manière d’éluder le recours au in pectore » chuchote-ton dans son entourage, « un usage peu pertinent » depuis qu’en 2018, le Vatican a signé un accord avec la Chine sur la nomination des évêques, pacifiant ses relations avec l’empire du milieu. Mais compte tenu du retour à la guerre en Europe, notamment entre l’Ukraine et la Russie, certains vaticanistes craignent que le « in pectore » ne revienne à la mode.
Max-Savi Carmel