A la suite des annonces historiques de Macron et Ouattara à Abidjan en décembre dernier, les vieilles crispations et guéguerres de leadership refont surface. Alors que Buhari manipule les autres Etats concernés par la monnaie unique et non membres de l’Uemoa, les divisions repoussent l’échéance 2020 et la politique économique de plus en plus souverainiste d’Abuja perturbe les acquis régionaux. Jusqu’où ira la guerre entre le Nigeria et la Côte d‘Ivoire ?
16 janvier 2020. Une mystérieuse conférence de la Zone monétaire de l’Afrique de l’ouest (Zmoa) prend de court les pays de l’Union économique et monétaire ouest africaine (Uemoa). Elle se tient à Abuja, autour de Zaïnab Ahmed et regroupe les ministres des finances ainsi que les gouverneurs des banques centrales de la Sierra Leone, le Libéria, la Guinée, le Ghana et la Gambie. La ministre des finances du Nigeria qui a voulu l’effet de surprise, rédigera elle-même le communiqué final de la rencontre qui n’a duré que quelques heures. Un message sans ambages qui remet en cause les récentes décisions annoncées à Abidjan par le président français et son homologue ivoirien ainsi que les avancées fortes dans le processus du passage du Cfa à l’Eco. Alassane Ouattara n’aurait été informé qu’au dernier moment d’une telle rencontre alors qu’il entretient, avec ses homologues des pays de la Zmoa des relations plus que cordiales, plutôt « amicales ». Dès lors, il n’y a plus de doute qu’une guerre de leadership sur la question de la monnaie unique, à priori destinée à tous les pays de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’ouest (Cedeao), est ouverte entre Abuja et Abidjan. D’autant que si elle existe depuis les années 2000, la Zone monétaire ouest africaine est une organisation peu active, purement politique si ce n’est symbolique sans aucun organe économique viable comme l’Uemoa. Est-ce le début de nouvelles rivalités entre le Nigeria et la Côte d’Ivoire ?
Les arguments officiels du Nigeria
Si les arguments officiels du Nigeria se limitent aux vieilles rengaines de critères de convergences pour retarder l’avènement de l’Eco, la vraie raison est à chercher ailleurs selon plusieurs observateurs de la politique régionale. Longtemps accusé par l’opinion africaine d’être à la solde de la France et par ricochet défendant le Cfa au profit de Paris, Alassane Ouattara a surpris le monde entier en acceptant et même en soutenant des avancées qualifiées de « fortes et historiques » par Kako Nubukpo, pourtant l’un de ses principaux pourfendeurs sur la question. Le séjour du président français à Abidjan fin janvier et les décisions qui l’ont suivi ont donné une légitimité au président ivoirien sur la question monétaire notamment au sein de l’Uemoa. Une posture qui n’est pas sans incidence sur l’image de la diplomatie ivoirienne ainsi que celle de l’ex fonctionnaire du Fonds monétaire international (Fmi) qui dirige depuis une décennie son pays. Buhari a bien pu ne pas supporter ces décisions inattendues. N’acceptant comme à son habitude « aucun autre leadership régional » que celui de son pays, l’ancien général de l’armée nigériane a bien organisé sa revanche. « Il y a toujours une dissonance entre les pays de l’Uemoa et ceux des autres pays de la Cedeao sur la question monétaire » selon Ndongo Sylla Samba. L’économiste sénégalais et spécialiste du Cfa a toujours craint que des « guerres de leadership ne compliquent l’arrivée de la monnaie commune », surtout à cause de ces critères de convergences qui sont plutôt « abstraits » selon l’économiste de la Fondation Rosa Luxembourg qui n’a jamais caché son penchant pour « des monnaies nationales solidaires ». En réalité, les critères de convergence ne sont qu’un alibi pour le Nigeria qui n’a jamais adopté des politiques macroéconomiques nécessaires afin de les remplir, et il en est très loin. Le Nigeria est parmi les plus mauvais élèves de la communauté en matière de critères de convergence.
La rapidité et la profondeur de la réforme de la Zone franc ont surpris tous les observateurs. Désormais le Franc Cfa ne servira plus à justifier l’absence de progrès dans l’adoption de la monnaie commune. Bien au contraire elle en devient l’accélérateur. Fort de sa discipline macroéconomique, la Zone franc affiche la meilleure tenue des critères de convergence et va constituer le premier bloc de pays à adopter l’Eco. Contre l’avis du Nigeria qui considère dans le fond que l’adoption de la monnaie unique se devra se faire individuellement par chaque pays, et qu’il est hors de question que la zone franc bascule en bloc dans l’Eco et impose ainsi « sa culture monétaire ». Le Nigeria ne supporte pas que la réforme de la Zone franc ait mis en lumière l’absence de réformes dans son pays en faveur de la monnaie commune, et surtout sa volonté de laisser peu de choix aux autres pays que de s’aligner sur le Naira. Sa seule réelle politique d’intégration monétaire.
La Côte d’Ivoire, puissance économique francophone naturelle
A peine sortie de la guerre dans laquelle la crise électorale de 2010-2011 l’a plongée, la Côte d’Ivoire a vite renoué avec ses pas de géant économique. Son économie diversifiée lui donne une avance sur ses voisins. Si le pays table sur une production de 2 millions de tonnes de cacao en 2020 contre 1,6 en 2015-2016, il a aussi redynamisé d’autres filières de rente. Avec 702.000 tonnes de production d’anacarde, il a dépassé de loin les 650.000 tonnes de l’Inde en 2015, devenant le premier producteur mondial de noix d’acajou. Une croissance qui avoisine régulièrement les deux chiffres (9% prévue en 2020), une inflation maitrisée et un taux d’endettement qui ne dépasse guère les 43% contre 30 points de plus en moyenne dans les autres Etats de la sous-région, la Côte d’Ivoire a vite retrouvé sa place de géant économique francophone des années 60 et 70. Elle pèse à elle seule plus de 40% du PIB des pays de l’Uemoa et malgré son budget en pleine explosion (+10%) en 2020 et des ajustements sociaux importants dont le Plan social du gouvernement (724 milliards) ou encore le plan national de développement, Pnd (30.000 milliards). Ces signaux au vert ont favorisé l’imposition d’une diplomatie proactive qui a donné de l’influence à ce chef d’Etat, Ouattara, devenu médiateur dans de nombreuses crises sous-régionales mais surtout pilier de la politique africaine. Son influente proximité avec Paris qui fait que ses détracteurs en disent le plus grand pilier de la francafrique ainsi que sa contribution à l’intégration l’ont rendu incontournable. Ce destin de personnalité forte et d’acteur qui prend du poids ont pu agacer le Nigeria dont le leadership hégémonique est resté longtemps un incontestable dogme dans ses relations souvent méprisantes, parfois égoïstes avec ses voisins. Allant jusqu’à une fermeture unilatérale de toutes ses frontières terrestres depuis plus de six mois contre toute disposition régionale et tout bon sens de voisinage.
Ouattara – Buhari, le ping-pong du désamour ?
Les relations entre le Nigeria et la Côte d’Ivoire ont déjà connu, souvent, depuis l’indépendance des deux pays, des hauts et des bas, s’inscrivant en dents de scie dans l’histoire du continent. Notamment sous Félix Houphouët-Boigny, premier président de la Côte d’Ivoire. Lors de la création de la Cedeao déjà, alors que la Côte d’Ivoire était une puissance sous-régionale de premier plan, Yakubu Gowon (président du Nigeria entre 1966 et 1975) lui a préféré le Togo de Gnassingbé Eyadema. Les deux hommes étaient des généraux de l’armée et cultivaient une forte amitié. Il faut dire que si 45 ans après la création de la Cedeao, l’actuel président ivoirien cultive à la fois le bon voisinage mais aussi une proximité diplomatique entre son pays et ses voisins notamment de la communauté, le Nigeria est souvent resté prudent à l’égard d’Abidjan. Abuja s’enferme ces dernières années dans une forme de souverainisme économique. Et pour preuve, ses dernières fermetures de frontières avec le Cameroun, le Niger, le Tchad et le Bénin qui durent depuis plus de six mois et violent ouvertement tous les accords de libre circulation. Aussi, si les performances économiques de la Côte d‘Ivoire l’ont imposé, tout au long de la dernière décennie comme leader économique naturel des pays francophones de l’Afrique de l’ouest, Abuja ne supporte que peu ce leadership et l’influence qu’il concède. Alors qu’il est plus que certain que l’avenir de la nouvelle monnaie dépend aussi de ces deux grands pays, l’un francophone, l’autre anglophone mais aussi d’une intelligente entente entre leurs dirigeants. Sauf qu’en bon amateur de golf, Buhari n’écarte pas le ping pong du désamour, un jeu de force et de ruse dans lequel il excelle. Buhari s’est toujours méfié du Président Ouattara en raison de ses liens d’Amitié très forts avec son prédécesseur GoodLuck Jonathan. Cette méfiance a entraîné une mauvaise lecture du leadership ivoirien et pourtant davantage tourné vers une volonté de construire une communauté régionale forte. Le Président Ouattara ne s’en cache pas, il a toujours estimé que tout doit être fait pour que le leadership régional du Nigeria soit affirmé et tire la construction communautaire, et ses premiers pas à la tête de la Cedeao attestent de cette vision. Il a notamment convaincu ses pairs pour que la Cedeao transforme un de ses sièges au Conseil de paix et sécurité de l’Union Africaine (CPS) en siège permanent pour Nigeria.
Francophones contre anglophones ?
La Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’ouest (Cedeao) regroupe deux zones monétaires différentes, même si cela est peu connu. Il s’agit d’abord de l’Union économique et monétaire ouest africaine (Uemoa), menée par la Côte d’Ivoire suivie de loin par le Sénégal ainsi que de six autres pays à savoir, le Bénin, le Burkina Faso, la Guinée Bissau, le Mali, le Niger et le Togo. Puis la Zone monétaire ouest africaine (Zmoa) que mènent le Nigeria et le Ghana et qui compte en son sein la Sierra Leone, le Libéria, la Guinée et la Gambie. Actuellement, la première zone dispose d’une monnaie unique, le Cfa et la seconde dispose d’autant de pays que de monnaies nationales. Si les chefs d’Etat de ces deux zones ont annoncé l’imminence d’une monnaie unique en l’occurrence l’Eco, les conflits internes de leadership risquent d’étouffer le projet d’autant que si Alassane Ouattara parraine l’Uemoa, Buhari tente désormais de contrôler la Zmoa. Une manière pour le président de la première puissance continentale de renforcer son influence et surtout, de dicter son agenda à ses pairs dans la mise en œuvre de la monnaie unique. Conséquence, l’avènement de l’Eco, adopté par les chefs d’Etat le 29 juin dernier et dont l’échéance était prévue pour 2020, devrait prendre de longs retards au risque de ne jamais arriver. En contournant les décisions prises par ses pairs de la Cedeao toujours à Abidjan et qui ont été en prélude aux annonces de Macron et de Ouattara, Buhari leur coupe les herbes sous les pieds. Une situation qui renforce la méfiance et les petits antagonismes qui ont toujours prévalu, d’une manière ou d’une autre, entre anglophones et francophones au sein de la communauté. Une opposition qu’il convient toutefois de relativiser au regard de la solidité des relations bilatérales entretenues par la Côte d’Ivoire et le Ghana liés par un Accord de Partenariat Stratégique (APS) novateur ; et par les relations du Ghana avec les pays francophones. Accra est donc un autre acteur majeur de l’avènement de la monnaie commune, et il est conscient qu’il a tout à gagner en se joignant à ses partenaires francophones dans l’adoption de la monnaie commune.
En réveillant la Zmoa contre l’Eco, Buhari qui sait qu’Alassane Ouattara ne briguera pas un troisième mandat joue sur le temps avec pour objectif de s’attribuer une si belle réussite régionale. Alors que, après avoir essuyé de nombreuses critiques sur le sujet, Ouattara tient à l’avènement de la nouvelle monnaie avant son départ dans moins de 10 mois. Mais une chose est certaine, il y aura travaillé mieux que quiconque. Sauf qu’en attendant, ce sont les citoyens de la communauté, majoritairement favorables à l’Eco qui en paie les pots cassés.
MAX-SAVI Carmel, Afrika Stratégies France