De multiples propos de Luigui Di Maio et Matteo Salvini sur le franc CFA mais aussi la colonisation ont sorti Paris de ses gonds au point où la France a rappelé son ambassadeur à Rome pour « consultations« . Les ministres italiens du développement économique et de l’intérieur, tous deux premiers ministres adjoints, ont dénoncé une monnaie qui sert l’économie française plus que celle des pays africains qui l’utilisent. Depuis, des manifestations contre la monnaie coloniale se multiplient. Les états généraux du CFA se déroulent en ce moment à Bamako alors que se prépare, pour le 23 février, un géant rendez-vous dans la capitale italienne contre cette monnaie partagée par 14 pays africains de l’ouest et du centre. Le débat n’aura jamais été aussi animé, aussi vif, truculent. D’un côté une société civile et des économistes mobilisés contre ces billets de banque imprimés en France, de l’autre, quelques chefs d’Etat notamment Alassane Dramane Ouattara (Côte d’Ivoire), Ibrahim Boubacar Kéita (Mali) ou encore Marc Christian Kaboré (Burkia Faso) qui apportent un indéfectible soutien à « leur » monnaie au point où, en marge d’une rencontre à Paris avec Emmanuel Macron mi-février, le président ivoirien évoque « une monnaie librement choisie« , gage selon lui, de stabilité et de croissance. Quelques jours avant, le Quai d’Orsay a publié sur son site un texte qui prend littéralement la défense de la monnaie incriminée, édulcorant pour les pays qui l’ont en partage un bilan enviable, estimant à 9% la moyenne de la croissance économique (en réalité elle est de 5,5%) pour les Etats concernés. Qu’est-ce que le système CFA, ses avantages et ses inconvénients, son avenir, son abandon par les pays africains… Pour répondre à ces questions, Afrika Stratégies France interrogent Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla. Elle est une journaliste d’investigation réputée à Médiapart et travaille depuis de nombreuses années sur l’Afrique. Lui, un économiste à la Fondation Rosa Luxembourg et auteur d’ouvrages consacrés à l’économie africaine. Les deux ont signé aux éditions La Découverte « L’arme invisible de la Françafrique, une histoire du franc CFA » en septembre 2018. Les écouter est passionnant. Dans une forme d’entretien rare en journalisme, ils se livrent… Une interview conjointe !
Afrika Stratégies France (ASF) : Le CFA est au cœur de toutes les polémiques en Afrique et dans la diaspora. Plusieurs économistes sont contre la monnaie coloniale, mais d’autres la défendent comme un instrument de stabilité économique. Qu’en est-il vraiment ?
Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla : La stabilité monétaire mise en avant par ceux qui défendent le franc CFA est très relative. Elle serait due à la parité fixe du franc CFA avec l’euro et la faible inflation que l’on observe dans les pays de la zone franc et qui est due à l’obligation de suivre les règles de la Banque centrale européenne. Cependant, cette « stabilité » a un coût. La parité fixe empêche les pays de la zone franc de la possibilité de se servir du taux de change comme moyen d’ajustement. En cas de crise, ils se retrouvent obligés de s’ajuster en réduisant les dépenses publiques et de baisser le niveau de vie des populations. Du coup, cette rigidité monétaire se traduit par une certaine instabilité sur le plan de l’activité économique. En outre, l’ancrage à l’euro, monnaie forte, n’est pas adapté à leurs économies peu développées, et pénalise la compétitivité-prix de leurs exportations qui sont facturées en dollars. Le mécanisme CFA oblige par ailleurs les banques centrales à durcir les conditions d’octroi des crédits bancaires aux ménages, entreprises et aux Etats. Ce qui paralyse les dynamiques productives et contraint les États à emprunter à l’extérieur, à des taux élevés, pour financer leur développement. Le franc CFA cantonne par conséquent les pays de la zone franc dans un rôle de producteurs de matières premières et de consommateurs de produits importés. Il faut souligner que la « stabilité » vantée par les partisans du CFA ne permet pas d’attirer plus d’investissements et de créer de la croissance, contrairement à ce qu’ils affirment. Le Ghana dont la monnaie est dite instable par les pro-CFA a un stock d’Investissement direct étranger supérieur à celui de tous les pays membres de l’UEMOA réunis. D’ailleurs, malgré leur « stabilité monétaire » les pays africains de la zone franc ne reçoivent que moins de 5% du stock d’IDE français en Afrique.
L’Italie s’est invitée subitement dans le combat des anti-CFA par plusieurs déclarations au sommet. Est-ce qu’il y a, au niveau de Rome, une véritable envie d’aider à l’indépendance monétaire des Africains ou s’agit-il plutôt de soubresauts populistes ?
Il y a vraisemblablement des arrière-pensées politiques aux affirmations des responsables italiens qui n’ont pas grand-chose à voir avec la nécessité de revoir les relations entre la France et l’Afrique. Mais il faut reconnaître que grâce à leurs déclarations, un certain nombre de citoyens européens, et les journalistes en premier lieu, ont découvert le franc CFA. Il était temps que cela arrive…
Est-ce qu’on peut quantifier en milliards de CFA, les effets néfastes de cette monnaie sur les économies concernées chaque année ?
Pour différentes raisons, ce serait héroïque de chercher à quantifier l’impact économique négatif attribuable au franc CFA en tant que mécanisme causal autonome. Néanmoins, on constate que les 14 pays qui utilisent le franc CFA sont tous des pays pauvres sans exception : 9 d’entre eux sont classés parmi les pays les moins avancés (PMA) tandis que quatre des cinq autres ont actuellement un niveau de revenu réel par habitant inférieur à celui des années 1970-1980 ! Par ailleurs, les bénéfices d’une union monétaire ne sont pas visibles dans le cas de la zone franc : faible développement économique, faible commerce intra-zone, grandes disparités économiques entre les pays, etc. Autant d’éléments qui posent la pertinence économique du partage d’une même monnaie entre tous ces pays.
Mais finalement, en quoi le CFA peut constituer un avantage pour les 14 pays qui l’ont en commun ?
Il ne faut pas oublier que le franc CFA a été créé pendant la période coloniale avec une fonction très précise : faciliter le drainage des ressources des colonies vers la France, de manière à ce que cette dernière n’ait pas à les payer trop cher ni à débourser de devises. Et aider les entreprises françaises à écouler leurs produits dans les colonies. Le système n’ayant jamais été modifié, sa finalité reste la même qu’au départ. Aujourd’hui, ceux qui tirent des bénéfices du système CFA sont avant tout l’Etat français – et les bénéfices sont ici à la fois économiques, politiques, diplomatiques et géostratégiques – les entreprises françaises et européennes. Les élites africaines y gagnent aussi un peu grâce au principe de libre transfert des capitaux qui leur permet de placer leurs avoirs en France, par exemple. En somme, tous ceux qui trouvent leur compte dans une Afrique extravertie/non souveraine bénéficient du franc CFA.
Croyez-vous que Paris, notamment Macron, est sensible aux manifestations anti-CFA qui se multiplient dans le monde et sur les réseaux sociaux ?
Les autorités françaises suivent évidemment tout ce qui concerne le franc CFA, y compris la montée des mobilisations sociales. La question est de savoir si cela va les pousser à accepter de mettre fin à ce système CFA. Pour l’instant, il n’y a pas vraiment de signes allant dans ce sens. Mais il est évident que le maintien du système CFA va être de plus en plus difficile à justifier et qu’il va falloir trouver des solutions pour en sortir.
Comment expliquez-vous le soutien de certains dirigeants africains, notamment Alassane Ouattara au CFA ?
L’histoire de la zone franc montre que les chefs d’État africains ont toujours été sous le contrôle politique de Paris. Le système CFA permet cela. Il est si efficace que ceux arrivant au pouvoir ne sont généralement pas des opposants au franc CFA ou n’osent s’affirmer comme tels, par peur de représailles. Si, par extraordinaire, certains le sont, ils ne demeurent pas longtemps en fonction, comme cela a été le cas du président togolais Sylvanus Olympio.
Est-ce que le système CFA aussi ne permet pas aux grandes économies comme la Côte d’Ivoire, le Sénégal de porter les plus petits pays et de leur garantir une stabilité ?
Le système CFA, par la centralisation des réserves de change, permet en effet de faire fonctionner une certaine solidarité entre les pays qui ont le plus de devises, comme la Côte d’Ivoire, et ceux qui en ont moins, tels le Burkina Faso ou le Togo. Cette centralisation participe de la mise en œuvre de la prétendue « garantie » de convertibilité du franc CFA par le Trésor français. L’expérience montre cependant que les grands pays en profitent plus que les petits pays qui n’ont pas accès aux crédits bancaires et qui souffrent du fardeau d’un taux de change surévalué. Cette centralisation pose un problème de souveraineté. Elle place les pays africains sous la tutelle du ministère français des finances qui détient toujours les rênes du système CFA, comme pendant la période coloniale. C’est la France qui prend les grandes décisions concernant le CFA, comme l’exemple de la dévaluation de 1994 a pu le montrer. C’est elle qui assure toutes les opérations de conversion des francs CFA en euros. Si bien qu’elle peut à tout moment organiser un embargo financier contre des dirigeants ou pays dissidents, comme ce fut le cas contre la Côte d’Ivoire de Laurent Gbagbo en 2011.
Vous venez de consacrer un livre au sujet, comment pensez-vous que la sortie du CFA peut s’opérer ?
Comme nous l’expliquons dans notre livre, la sortie du franc CFA est prévue par les traités régissant l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) et la Communauté économique des Etats d’Afrique centrale (CEMAC). Tout Etat membre peut sortir à tout moment en notifiant sa décision aux autres Etats membres et en dénonçant l’accord coopération monétaire qui le lie à la France. La Guinée, Madagascar et la Mauritanie ont procédé de cette manière par le passé.
Plusieurs solutions sont en cours. L’idée d’une monnaie unique pour la Cedeao est en cours, est-ce qu’elle est réaliste ? Et jusqu’à quand doit-on attendre avant son avènement ?
Le projet de monnaie unique pour la CEDEAO comporte plusieurs difficultés qui n’ont pas encore été dépassées. Il implique par exemple que les pays utilisant le franc CFA présentent un plan de divorce d’avec le Trésor français. Pour l’instant, ils ne l’ont pas fait. Les préalables économiques exigés pour les membres de la future union monétaire de la CEDEAO constituent un autre obstacle. D’autres problèmes se posent en raison des différences de structures économiques entre le Nigéria, producteur de pétrole, et les autres pays qui sont plutôt des importateurs nets de pétrole. La création de la monnaie unique ne se fera vraisemblablement pas en 2020, contrairement à ce qui est prévu officiellement. Il est aujourd’hui difficile de savoir ce qui va se passer dans les années à venir. Dans notre livre, nous penchons plutôt pour la mise en place de monnaies nationales solidaires, qui pourraient être reliées entre elles par une unité de compte commune et par la centralisation des réserves de change des pays concernés.
Propos recueillis par MAX-SAVI Carmel et Yasmina Fadhoum, Afrika Stratégies France