Face aux bouleversements géopolitiques provoqués par la guerre en Ukraine, le continent ne peut pas rester dans une logique de subordination l’obligeant à choisir une puissance plutôt qu’une autre. Il doit faire émerger une politique étrangère africaine.
Ceux qui en douteraient encore n’ont qu’à réécouter le discours va-t-en-guerre de Vladimir Poutine du 23 février dernier. Le président russe y appelle clairement à une reconfiguration de l’ordre international post-guerre froide, laquelle se traduirait par une réduction de « l’emprise du camp occidental » sur le monde. Premier pays visé par cette stratégie de repositionnement : les États-Unis, dont Moscou entend contester la présence militaire en Europe, principalement à l’Est.
Après bientôt un mois de conflit, la question n’est donc plus de savoir si les forces armées russes se retireront d’Ukraine, mais si Poutine pourra se prévaloir de cette nouvelle démonstration de force pour imposer aux Américains et à leurs alliés de nouvelles règles du jeu, dans un nouveau monde où la Russie sera un pôle de domination politico-militaire à part entière. Avec un président qui peut se maintenir au pouvoir jusqu’en 2036, Moscou constituera, pour l’Otan, le défi géostratégique majeur des prochaines années.
Guerre gelée
Bien que la partie soit loin d’être gagnée pour le maître du Kremlin, son intervention militaire rendra encore plus difficile l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne et à l’Otan. L’issue du conflit déterminera le type de relation politique et militaire que Kiev entretiendra avec les puissances occidentales. S’il n’est pas sûr que Poutine obtienne des garanties formelles que l’Ukraine restera une zone neutre, il n’est pas non plus certain que le seul argument de la souveraineté des États, compte tenu de la rivalité et de la méfiance entre les grandes puissances, parvienne à protéger le territoire ukrainien des ambitions d’annexion de Moscou.
LES PRINCIPES DU DROIT INTERNATIONAL ET LES ACCORDS DE PAIX NE CONDUIRONT JAMAIS POUTINE À DESSERRER SON ÉTREINTE SUR L’UKRAINE
Tout porte à croire que cette guerre russo-ukrainienne se rangera bientôt dans la catégorie peu enviable des « guerres gelées ». Car il ne faut pas se faire d’illusions : les principes du droit international et les accords de paix ne conduiront jamais le président russe à desserrer son étreinte sur l’Ukraine. Il est donc temps, pour les Occidentaux, de prendre la pleine mesure des projets sur lesquels se fonde la politique étrangère du Kremlin, et de la détermination de son chef à les réaliser. Cette ambition de puissance n’est pas exclusive à la Russie. Mais, dans son cas, elle est doublée d’une volonté d’imposer un contre-modèle politique s’appuyant sur une relecture de l’Histoire.
Neutre mais vulnérable
Au regard des rapports de force qui se dessinent entre l’Occident et la Russie, l’Afrique devra adapter sa stratégie. Déjà, sur le plan diplomatique, elle semble adopter une position d’équilibre, voire de non-alignement, qui confirme sa tendance à la neutralité. C’est ce dont témoigne l’abstention massive des États africains lors du vote de la résolution de l’ONU condamnant l’intervention russe en Ukraine. En choisissant de ne pas choisir, les pays africains, loin de soutenir la guerre, entendent préserver une politique étrangère dépolarisée, interagissant sur des pôles de puissance multiples, qu’ils soient occidental, russe ou même chinois.
Une attitude qui s’explique à la fois par l’extrême dépendance du continent à l’environnement extérieur, la fragilité des relations bilatérales – comme celles du Mali et de la France – et l’instabilité du système international. Mais le dérèglement de notre monde, que traduit en partie la guerre en Ukraine, invite à repenser profondément la diplomatie africaine. En effet, tant sur le plan politique que dans les domaines économique et militaire, l’Afrique occupe une position vulnérable, les luttes hégémoniques entre les grandes puissances s’y exprimant avec plus de violence qu’ailleurs. Et les débats que suscite la présence de Wagner dans certains pays africains témoigne en réalité d’une rivalité entre Paris et Moscou qui ne sera pas sans conséquence sur l’avenir politique des sociétés africaines.
Une puissance africaine dans un monde multipolaire
Pour des raisons de proximité géographique, l’Europe ne peut pas rester indifférente à l’extension de l’influence russe en Afrique à travers les activités d’une société paramilitaire au service du Kremlin. L’erreur, pour les gouvernements africains, consisterait à demeurer dans une logique de subordination les obligeant à choisir une puissance plutôt qu’une autre. Une réelle politique de souveraineté en matière de sécurité et de défense doit être construite. Et cela passe par une réévaluation des outils existants aux niveaux de l’Union africaine (Architecture africaine de paix et de sécurité) et des Communautés économiques régionales.
SOUS-TRAITER SA SÉCURITÉ À DES PUISSANCES ÉTRANGÈRES SERAIT UNE ERREUR STRATÉGIQUE
Il s’agira, entre autres, de s’attaquer aux obstacles politiques, économiques et institutionnels qui rendent non opérationnelle la politique africaine commune de défense et de sécurité. Dans un monde de plus en plus déréglé, sous-traiter sa sécurité à des puissances étrangères serait une erreur stratégique. La coopération militaire ne doit pas prendre la forme d’une dépendance géostratégique.
La quête de souveraineté en la matière devrait s’inscrire dans une stratégie plus globale relative à la conception d’une politique étrangère du continent. Une Commission technique et spécialisée devrait être mise en place au sein de l’Union africaine pour identifier et rendre opérationnels les leviers susceptibles, à long terme, de faire émerger l’Afrique comme une puissance dans un monde multipolaire.
Afrika Stratégies France avec Jeune Afrique