Alors qu’il s’était d’abord engagé à soutenir son colistier à la présidentielle de 2022, le chef de l’État a finalement choisi de se ranger du côté de son ancien opposant, Raila Odinga. Au risque de réveiller le spectre des violences post-électorales de 2007-2008.
Les mots qui sortent de la bouche d’Uhuru Kenyatta tournent en boucle comme un disque rayé. Ce 1er septembre 2017, devant les journalistes venus recueillir sa réaction après l’invalidation par la Cour suprême de sa victoire face à Raila Odinga lors de la présidentielle du 8 août, le chef de l’État a les yeux cernés. Il paraît sonné. « Je suis personnellement en désaccord avec cette décision. Je la respecte, autant que je suis en désaccord avec elle, mais je la respecte. Mais je suis en désaccord avec elle », répète-t-il.
Derrière lui, William Ruto affiche une certaine détermination. Polo rayé et bras croisés, le colistier du chef de l’État a la mine grave. Si Kenyatta semble vaciller, lui paraît plus confiant que jamais, convaincu qu’il ne s’agit là que d’une ultime épreuve et que son heure va bientôt arriver. Kenyatta sera finalement réélu à l’issu d’un remake controversé et boycotté par Odinga. Une séquence durant laquelle Ruto est apparu comme l’un des seuls en mesure de tenir la maison présidentielle. Au sortir du scrutin, le « colistier » fait plus que jamais figure d’héritier.
L’histoire s’écrira finalement autrement. Car entre Kenyatta et Ruto, c’est avant tout une union de raison. En 2012, la Cour pénale internationale (CPI) a confirmé les poursuites engagées à l’encontre des deux hommes pour les violences postélectorales de 2007-2008, qui ont principalement opposés Kalenjin et Kikuyu et qui ont fait 1200 morts. Candidat à la présidentielle suivante, en 2013, Ruto s’allie alors à Kenyatta. Les deux ennemis scellent ainsi une paix fragile entre leurs ethnies respectives et font bloc face à la CPI. Le ticket « UhuRuto » rafle la magistrature suprême, les charges contre Kenyatta sont abandonnées en décembre 2014, celles contre Ruto en avril 2016, non sans que plusieurs témoins aient subi une campagne d’intimidation.
Odinga, nouveau champion
Selon les termes du « deal », Kenyatta devait ensuite soutenir Ruto en 2022. Mais cela va vite être remis en question. Le 9 mars 2018, après des mois de tensions, Kenyatta fait, au détour d’une poignée de main devenue symbolique, la paix avec l’opposant Raila Odinga. Le président sait qu’il vient de porter un coup à Ruto. Avec Odinga au sommet de l’État, dans un rôle volontairement laissé en suspens, il vient d’isoler son ancien allié, qu’une partie de son entourage ne souhaite pas voir arriver au pouvoir. Les deux hommes se livrent, depuis, une guerre feutrée.
LE 24 AOÛT DERNIER, KENYATTA A MIS RUTO AU DÉFI DE QUITTER SON POSTE
Il y a d’abord eu un projet de référendum constitutionnel, dont l’une des principales mesures était la création d’un poste de Premier ministre. Perçu par les pro-Ruto comme un moyen pour Kenyatta et Odinga de se partager le pouvoir, il a fait l’objet d’intenses débats et a été retoqué à deux reprises par la justice. Mais l’offensive n’a pas été portée que sur un front : de nombreux proches de Ruto ont aussi été écartés du pouvoir ou mis en cause dans des affaires de corruption.
Surtout, Kenyatta a fait d’Odinga son nouveau champion pour 2022. Longtemps adversaires dans les urnes, les « fils de » – Jomo Kenyatta fut le premier président du Kenya et Oginga Odinga son premier vice-président – se retrouvent désormais dans le même camp. Depuis des mois, chacun négocie donc l’allégeance des grandes fortunes, celle des patrons de médias et des relais politiques. Ruto cherche à gagner de l’influence dans le fief de son adversaire, autour du Mont Kenya. Kenyatta, lui, mobilise en terre kalenjin et s’appuie notamment sur Gideon Moi, fils de l’ancien président Daniel Arap Moi.
Ruto, le « débrouillard »
Le 24 août dernier, Kenyatta a mis Ruto au défi de quitter son poste. « J’ai un programme sur lequel j’ai été élu. La chose honorable à faire si vous n’en êtes pas satisfait, c’est de vous retirer et de permettre à ceux qui veulent aller de l’avant de le faire », lui a-t-il lancé. Le chef de l’État marche néanmoins sur des œufs. Démettre Ruto de la vice-présidence serait prendre le risque de déclencher de nouvelles violences. Le maintenir en fonction, en assumant que leur tandem ne fonctionne plus, n’est pas beaucoup plus confortable. Après le traumatisme de 2007-2008, l’équation n’est pas simple à résoudre.
RUTO TRAÎNE UNE RÉPUTATION SULFUREUSE, TEINTÉE DE VIOLENCE ET DE CORRUPTION
Ce n’est sans doute pas pour déplaire à Ruto, qui a été façonné par le régime Moi. Son ascension commence dans les années 1990, lorsqu’il rejoint la Youth for Kanu ’92. Cette organisation de jeunesse soutenant Moi prend vite des allures de milice privée lorsque débute une campagne de harcèlement des Kikuyu du Rift. Des milliers de morts et de déplacés… Cette triste séquence permet à Ruto d’être repéré par Moi, qui le propulse ministre, à 36 ans.
Originaire de la vallée du Rift, Ruto a su faire de son origine modeste et de son enfance passée à vendre des poulets en bord de route un argument politique. Depuis le retour en grâce d’Odinga, il se plaît à opposer les descendants des grandes dynasties politiques et les « hustlers », les débrouillards. « Ces gens vivent dans une tour d’ivoire et n’ont pas les problèmes que connaissent certaines personnes », déclarait-il en octobre 2020. Mais lui aussi traîne ses casseroles et une réputation sulfureuse. Celle d’un homme au passé teinté de violence et d’accusations de corruption.
Le pari Odinga
Lors de la prochaine présidentielle, à laquelle Kenyatta n’a pas le droit de se présenter, Ruto affrontera un monument de la politique locale. Odinga est un Luo, l’une des tribus les plus importantes du pays, et c’est un habitué des joutes électorales. Du vote à la contestation, il en maîtrise chaque rouage. Le scrutin de 2017 devait être son baroud d’honneur. Mais « Tinga », le Tracteur, en a encore sous la pédale.
ODINGA PEUT-IL RÉUSSIR LÀ OÙ IL A TOUJOURS ÉCHOUÉ ?
Le 10 décembre, Odinga a officialisé sa candidature dans le plus grand stade de Nairobi. Kenyatta n’était pas là, mais la présence de Raphaël Tuju, secrétaire général du Jubilee, le parti présidentiel, a été perçue comme le signe d’un adoubement. Fort des moyens politiques et financiers mis à sa disposition, Odinga peut-il réussir là où il a toujours échoué ? Kenyatta s’y emploie. Avec prudence toutefois. Car son ancien rival est aussi un orgueilleux, qui n’a jamais accepté la défaite. Et parce que le spectre de 2007-2008 est encore dans tous les esprits.
Afrika Stratégies France avec Jeune Afrique