Le pape François doit contenir la guérilla menée par les conservateurs. Et terrasser le fléau de la pédophilie dans l’Eglise.
A l’approche de l’Angélus dominical, la place Saint-Pierre s’anime sous un ciel d’un bleu intense et festonné çà et là de nuages blancs. Sur les pavés du coeur battant du Vatican, en ce 9 septembre, c’est l’heure des perches à selfies, des pliants de toile, des oriflammes de ralliements pour pèlerins du bout du monde et des chapelets en plastique à 1 euro pièce. Comment deviner, quand apparaît tout là-haut, à l’une des fenêtres du dernier étage du Palais apostolique, la silhouette voûtée du pape François, qu’une terrible tempête ébranle alors depuis deux semaines le plus petit Etat de la planète, citadelle ancestrale du catholicisme ? Quel esprit fertile, sinon malin, oserait imaginer que les clameurs des fidèles couvrent ici la bande-son d’un thriller dont le scénario vertigineux aurait été coécrit par le Dan Brown du Da Vinci Code et une poignée de revenants du clan Borgia ?
« François, démission ! »
La scène d’ouverture semble tout droit sortie d’un film noir vintage. Mercredi 22 août, vers 9 heures, un septuagénaire coiffé d’une casquette de baseball Rocky Mountains toque à la porte de l’appartement romain du journaliste Marco Tosatti, enclin à étriller au gré de son blog, Stilum Curiae, le pontificat de l’Argentin Jorge Bergoglio. Il n’est plus question de l’interview envisagée un mois auparavant à la faveur d’un échange téléphonique. Entre-temps, le discret visiteur a rédigé un texte. « J’aimerais que vous le lisiez », souffle-t-il à Tosatti en lui tendant une clé USB. Au boulot. L’ancien de La Stampa élague un rien la mouture initiale, la déleste de quelques digressions et tournures absconses. Trois tours d’horloge plus tard, la messe est dite. A la clé, un brûlot de onze feuillets bien tassés, où l’auteur accuse entre autres le souverain pontife, sommé de démissionner, de trahir sa mission, d’oeuvrer à la destruction de l’Eglise et d’avoir couvert cinq années durant les méfaits du « prédateur sexuel » Theodore McCarrick, ancien archevêque de Washington, friand de séminaristes et de jeunes prêtres. L’auteur ? Mgr Carlo Maria Vigano, nonce apostolique – ambassadeur du Vatican – aux Etats-Unis de 2011 à 2016.
Une « aile déviante » de la Compagnie de Jésus
Diffusé dans la nuit du 25 au 26 août en italien, en anglais et en espagnol, par quatre médias acquis à la cause, le réquisitoire parasite l’épilogue de la visite de François à Dublin. Visite plombée par le spectre des agressions sur mineurs imputées au long des décennies écoulées à des prélats irlandais, avant qu’éclate le tollé que suscite une suggestion hasardée entre ciel et terre par le successeur de Pierre, lors du vol de retour : recourir à la psychiatrie quand une inclination homosexuelle affleure dès l’enfance. « Le timing était habile, admet le vaticaniste Marco Politi. Propice à la confusion entre l’immoralité d’un cardinal américain et la calamité pédophile. » Vigano, lui, plonge dans la clandestinité peu après avoir lâché sa bombe à fragmentation. « Peut-être se cache-t-il à l’étranger, avance Tosatti, son éditeur de luxe. Il ne répond pas à mes courriels et son portable semble désactivé. » Là où il se planque, le Lombard, vétéran de la diplomatie vaticane, doit savourer l’effet de souffle de sa diatribe. Un étrange libelle, mélange d’assertions exactes, d’imprécisions factuelles et d’insinuations codées, aussi riche en sous-entendus que pauvre en preuves. Et non dénué de perfidie. On y stigmatise une « aile déviante » de la Compagnie de Jésus, l’ordre auquel appartient Bergoglio ; on y flétrit l’inconduite d’ecclésiastiques hébergés dans la résidence Sainte-Marthe, là où le pape, insensible au luxe feutré des appartements pontificaux, a pris ses quartiers.
Le fantasme du « lobby gay »
Tout n’est pas si allusif : au fil des pages, Vigano livre une trentaine de noms, quitte à tout mélanger, reléguant dans un commun opprobre les pédocriminels, les homos, « actifs » ou non, et leurs complices supposés. A le lire, quiconque prône l’ouverture, la tolérance et l’accueil se range sous la bannière d’un « lobby gay » méphitique aux contours incertains. « Concept ridicule, s’offusque un vieux routier des arcanes du Vatican. Que les homos, pratiquants ou pas, assumés, refoulés ou honteux, soient légion au Saint-Siège, aucun doute. De là à former un bataillon capable de dicter son agenda doctrinal… En vérité, ce qui empoisonne l’atmosphère, c’est l’omerta, la loi du silence. Tout le monde se tient, donc tout le monde se tait. Tu dénonces mon attrait pour les garçons ? Je dévoile tes liaisons, réelles ou fantasmées, ou les ombres de ton parcours d’aumônier. » Si l’imprécateur intrigue – dans tous les sens du verbe -, son style déroute. Grandiloquent, redondant, truffé de métaphores doloristes et de créatures que l’on croirait empruntées au Jugement dernier de Jérôme Bosch. Sous sa plume surgissent des brebis déchiquetées, des pieuvres aux tentacules avides, des marais fétides et le « visage défiguré de la Vierge ». Il y a plus troublant : le lexique de « l’archevêque émérite » semble refléter une forme de fascination pour le mal, le péché, la damnation, assortie d’une propension latente au conspirationnisme.
Les failles de l’imprécateur
Le choeur des zélateurs du pontife latino n’en démord pas : ce séisme épistolaire devrait tout à la rancoeur d’un carriériste dépité, mû par le démon de la vengeance. De fait, Vigano rêvait d’accéder au cardinalat, mais aussi aux commandes du « gouvernorat de l’Etat de la cité du Vatican », puissante machinerie administrative dont il fut un temps le n° 2. Deux consécrations, argue-t-il, qui lui avaient été promises par l’ancien secrétaire d’Etat et bras droit du pape Tarcisio Bertone, l’une de ses cibles favorites. La contribution de ce cost killer rigoureux et caporaliste à l’assainissement de la gestion du Saint-Siège, incontestable même si l’intéressé tend à tort à s’en attribuer le mérite exclusif, aurait dû lui valoir plus de gratitude. Autant dire qu’il vécut l' »exil » outre-Atlantique comme une injustice, voire une ignominie, rançon à ses yeux de sa croisade contre la corruption, matérielle celle-là, et la cupidité au sein de la curie. Pour éloigner ce calice de ses lèvres – on en a connu de plus amers -, il aura tout tenté. Invoquant par exemple l’impérieuse nécessité de rester auprès d’un frangin malade ; lequel, prénommé Lorenzo, se portait alors comme un charme et ne pardonne pas à Carlo, qu’il compara en 2013 à « un loup déguisé en agneau », d’avoir partiellement escamoté un coquet héritage familial. D’autres griefs traînent dans le sillage de l’homme qui guignait la pourpre cardinalice. On le dit froid, colérique, atrabilaire. Il a, semble-t-il, cédant à la tentation du népotisme, propulsé un neveu évêque vers un poste convoité. Plus gênant, Vigano, si prompt à flétrir ceux qu’il suspecte d’étouffer tel ou tel scandale sexuel, aurait lui-même tenté jadis, aux Etats-Unis, de saborder l’enquête pour attouchements sur mineurs visant une Excellence mitrée américaine. Et on l’a entendu, en mai 2012, lors d’un dîner donné dans un palace de Manhattan en l’honneur du fameux McCarrick, louanger l’homme « tant aimé de nous tous » qu’il voue désormais aux gémonies…
Du fleuret au bazooka
« Pour autant, nuance Marco Politi, auteur en 2015 d’un essai paru chez Philippe Rey et éloquemment intitulé François parmi les loups, il serait vain de réduire cette affaire au règlement de comptes d’un haut fonctionnaire frustré. » Car l’enjeu apparaît plus politique que théologique, moins spirituel que temporel. La ruade de l’archevêque en rupture de ban s’inscrit dans une féroce bataille pour le pouvoir, dont les protagonistes auraient troqué le fleuret moucheté contre le bazooka. Complot savamment orchestré, cabale schismatique, tentative de coup d’Etat ? Il existe presque autant de thèses que de vaticanistes. Les uns voient en Vigano un « idiot utile » naïf et manipulé, les autres le dépeignent sous les traits du colonel putschiste. « Si les marionnettes ne manquent pas, je ne crois pas à la théorie du grand marionnettiste, du cerveau unique », confesse l’historien de l’Eglise Alberto Melloni. « C’est une galaxie dont les planètes convergent parfois vers un même but, renchérit Politi : affaiblir, sinon renverser, un gêneur. » En clair, ce Bergoglio qui fustige les ravages d’un libéralisme économique meurtrier, dénie à Donald Trump, partisan de l’érection d’un « mur anti-migrants » à la frontière mexicaine, la qualité de chrétien, envisage d’accorder aux divorcés remariés l’accès à la communion, récuse le « cléricalisme » ou, interrogé sur la place dévolue aux homosexuels, osa un jour cette formule : « Qui suis-je pour juger ? »
Haro sur « l’hérésie »
Une figure domine la nébuleuse « tradi » : le cardinal américain Raymond Burke, président d’honneur de l’institut Dignitatis Humanae, l’un des fers de lance de l’offensive ultra-conservatrice. On retrouvera ainsi en 2016 ce frondeur, adepte du « devoir de désobéissance », en tête des contempteurs d’Amoris Laetitia – La Joie de l’Amour -, exhortation apostolique vouée à la famille et cousue selon lui d' »hérésies ». Cette école a ses compagnons de route, à commencer par Steve Bannon, directeur de campagne puis un temps conseiller stratégique de Trump, devenu l’idole des extrêmes droites européennes, ou le Premier ministre ultrapopuliste italien Matteo Salvini. Dieu, pourvu qu’Il en trouve, reconnaîtra les siens. Le paradoxe vaut le détour : comme le souligne Andrea Tornielli, fondateur du blog Vatican Insider, François paie aujourd’hui les arriérés de l’apathie de ses prédécesseurs. C’est bien lui qui, en juillet, a déchu de la dignité de cardinal un McCarrick ayant gravi les échelons sous les pontificats de Jean-Paul II puis de Benoît XVI ; lequel l’invita à faire « profil bas » sans le châtier vraiment. Et il aura fallu, pour que tombe celui qui jouait de son emprise afin d’attirer ses proies dans ses rets, que remonte à la surface un vieux et solide soupçon de viol sur mineur.
« Les promesses ne suffisent plus »
Aux assauts de Vigano, le souverain pontife a voulu opposer le mutisme et la prière. « Mais la stratégie du silence a échoué, relève Marco Politi. Il doit répondre. » Or on attend toujours les « éclaircissements » promis le 10 septembre par le « C9 », le Conseil des cardinaux censé l’aider à réformer l’institution vaticane, mais qui compte en son sein plusieurs personnages au cursus douteux. Le pape jésuite l’a admis : face aux crimes qui ont souillé dans le passé les Eglises chilienne, argentine ou australienne, il a parfois manqué de discernement et d’intransigeance. Nul doute qu’il lui faudra l’un et l’autre pour éradiquer enfin l’abject fléau de la pédophilie. Chantier vital, à en juger par le constat glaçant dressé à la mi-août par le « grand jury » instauré dans l’Etat de Pennsylvanie : plus de 300 prélats y ont saccagé l’intimité d’un millier de gamins et d’ados.
« Les promesses ne suffisent plus, insiste Politi. L’opinion catholique exige des mécanismes préventifs et protecteurs efficaces. » Las !, l’urgence attendra : ce n’est qu’à la fin de février 2019 que François réunira les patrons des conférences épiscopales de la planète, invités à plancher sur ce brûlant défi. A l’ombre de l’obélisque de granit de la place Saint-Pierre, Madelyn et John avouent leur désarroi. « Ce tumulte nous trouble et nous blesse, admet le jeune couple venu du Dakota, mais il n’affecte ni notre foi, ni nos valeurs. L’Eglise est dirigée par des êtres faillibles. Dans l’adversité, reste cette évidence : Jésus nous aime, et c’est son chemin que nous suivons. » L’Angelus s’achève. Tout là-haut, François a disparu. Emportant à l’abri des voilages, derrière la fenêtre close, cette énigme : le messager du Très-Haut peut-il encore ici-bas croire en l’homme ?
Vincent Hugeux, L’Express