Il ne fait plus grand doute sur le report des élections de décembre. Par ailleurs, « une transition incontestée semble hautement improbable », estime Hassan Morajea, analyste et chercheur spécialiste de la Libye. Pourtant, après dix ans de conflits, la population cherche une issue à l’imbroglio politico-militaire qui freine tout processus de réconciliation nationale.
Mi-septembre, le président de la Chambre des représentants promulguait la loi n°1/2021 servant de base à l’élection présidentielle. Cette « loi » présentée comme le décret Saleh (n’ayant pas été votée par le parlement) fait apparaître la fragilité du cadre légal qui remet en question un processus électoral recouvrant les deux tours de l’élection présidentielle et les élections législatives. A titre illustratif, aucune indication sur les délais à respecter entre les différents scrutins n’est stipulée dans la loi.
« Une fois le premier tour passé, qu’adviendra t-il ? (…) La seule chose qu’on puisse obtenir, c’est le premier tour de la présidentielle. Ensuite, les contestations seront si nombreuses face à cette loi fragile et lacunaire que, selon toute vraisemblance, tout va s’arrêter et les deux autres échéances pourtant essentielles ne pourront se tenir », estime Jalel Harchaoui, chercheur à Initiative Globale, une ONG basée à Genève.
« Pour qui sait lire entre les lignes, l’annonce du report a déjà été faite », ajoute-t-il. En effet, la liste des candidats doit être validée et publiée. Ensuite, la loi prévoit deux semaines de campagne avant le scrutin, ce qui n’a à ce jour pas été fait. « Une nouvelle date sera certainement fixée, peut être en février ou en mars, mais les mêmes causes produiront les mêmes effets », prévient-il.
La crainte de nouvelles violences aurait poussé les autorités à ne pas annoncer clairement le report de l’élection, d’après l’expert. « C’est un moment de transition difficile. Il n’est pas simple d’accepter qu’il n’y ait pas d’élections. Il n’y a pas eu d’annonce pour éviter les réactions colériques de certains groupes armés (…) Les Occidentaux croient à la tenue des élections, considérant que la Libye est un pays mûr à l’image des démocraties occidentales, comme la France ou le Danemark, ce qui n’est pas le cas. Il n’y a pas de processus électoral », tranche-t-il.
Prudente, Virginie Collombier, professeur à l’Institut universitaire européen de Florence prévient que « tout est possible en Libye, même si, en théorie, les élections ne peuvent pas avoir lieu dans les délais ».
Des élections inégalement accueillies par les parties
Le 5 février 2021, Abdel Hamid Dbeibah promu Premier ministre avait été missionné pour mettre un terme à la transition et s’atteler à la réunification d’institutions divisées, tout en ouvrant la voie aux élections générales. Mais aujourd’hui, le projet semble bel et bien compromis. Abdel Hamid Dbeibah n’exerce qu’une influence limitée sur le territoire national, avec une armée divisée entre les factions ANL du maréchal Haftar à l’est et au sud et pléthore de forces rivales à l’ouest du pays.
Sans Constitution, le pouvoir législatif a élaboré une loi électorale contestée et le report de la présidentielle pourrait fragiliser le gouvernement d’unité nationale (GNU) mis en place en 2019 par la Mission d’appui des Nations unies en Libye (MANUL), estime Hassan Morajea. « Si la transition échoue, cela renforcera l’idée que la démocratie ne fonctionne pas », explique-t-il. « Il n’y a rien pour cadrer les violences pré ou post-électorales, ni pour garantir le résultat des urnes. Or aujourd’hui, la Libye est divisée (…) Regardez ce qu’il s’est passé aux Etats-Unis lorsque le capitole a été envahi par des partisans de Donald Trump ! Les mécanismes de protection ont fonctionné. Quelle alternative existe-t-il en Libye ? Aucune. C’est là tout le problème », déplore-t-il.
Alors que certains candidats auraient intérêt au maintien de l’élection dans les délais initialement prévus, d’autres acteurs dont les chances de victoire sont faibles feraient volontiers porter la responsabilité d’un échec sur les organisateurs du scrutin. Pour Virginie Collombier, « dans les faits, les personnes au pouvoir n’ont pas forcément intérêt à voir se tenir ces élections dans les temps, comme Abdel Hamid Dbeiba ou Aguila Saleh. Par ailleurs, Khalifa Haftar sait que dans des conditions normales, il n’a absolument aucune chance de l’emporter. Quant à Saïf al-Islam, les choses sont moins claires… ».
Un report électoral profiterait-il à Dbeibah, l’homme fort de Tripoli ?
Parmi plus de 70 candidats à la présidentielle, quelques personnalités se démarquent à l’instar d’Abdel Hamid Dbeibah qui a su s’attirer les bonnes grâces d’une partie de la population à travers la mise en place d’allocations familiales, en augmentant les salaires des enseignants, en distribuant des bourses pour les étudiants ou des primes aux jeunes mariés. Aussi, lorsqu’il promet de procéder à de nouvelles augmentations de salaires, les populations sont enclines à croire cet homme d’affaires aguerri, proche du gouverneur de la banque centrale de Tripoli. Une prolongation de ses fonctions lui permettrait d’élargir son assise électorale en vue de prochaines élections. « Il veut se servir de l’argent pour régler des problèmes politiques. Cela énerve nombre de Libyens qui y voient un réflexe de corruption, mais pour certains diplomates internationaux, c’est de toutes façons mieux que la guerre », analyse Jalel Harchaoui.
Abdel Hamid Dbeiba est issu d’une famille de Misrata, qui était déjà très influente sous l’ancien régime. « Il bénéficie de l’appui de puissants réseaux internationaux. A peine arrivé au gouvernement, plusieurs dizaines de délégations d’hommes d’affaires et de diplomates européens, russes, turcs, américains ou venus des pays du Golfe se sont précipités en Libye pour profiter d’une relative stabilité et pour renouer avec les réseaux d’affaires proches de Dbeiba (…) Il a été plus moins accepté par tous. N’ayant pas été en première ligne des combats, il n’a pas fait l’objet de boycott massif d’acteurs internationaux », explique Virginie Collombier.
En Cyrénaïque, Khalifa Haftar dispose d’une armée nombreuse, mais démographiquement, l’ouest et la région de Tripoli qui concentrent la majorité d’une population qu’il a attaquée en 2019-2020 lui reste largement hostile. « Dbeiba est un homme d’argent et a fermé les vannes (…) Haftar ne fait pas beaucoup de bruit en ce moment. S’il négocie avec Dbeiba, il lui reste une possibilité de trouver une forme d’arrangement qui permettrait de nouveau l’écoulement de l’argent de Tripoli vers l’est du pays, car aujourd’hui, même les importations de nourriture sont menacées à l’est (…) Des postes sont en train d’être offerts et des discussions indirectes sont en cours entre les camps de Dbeiba et d’Haftar qui pourraient donner lieu à un deal. Ces négociations de gré à gré sont à observer de très près », avertit Jalel Harchaoui.
Sans le sou, quelle alternative reste-t-il au maréchal Haftar ?
Affaibli par une crédibilité entachée par sa mauvaise performance militaire en 2019-2020, les soutiens d’hier ont pris du plomb dans l’aile. La Russie s’est détournée et pourrait lui préférer un Premier ministre qui dispose de puissants relais d’affaires à Moscou ou le challenger Saïf al-Islam Kadhafi.
Parallèlement, le maréchal Haftar se retrouve en situation de grande difficulté financière. « Il y a déjà eu des tentatives pour trouver des accords avec le gouvernement de Tripoli qui lui auraient permis d’accéder de nouveau au coffre de l’Etat. Qu’il existe des deals en coulisses me semble assez évident, mais est-ce vraiment dans l’intérêt de Dbeiba de faire alliance avec Haftar ? Je n’en suis pas convaincue », s’interroge Virginie Collombier.
En effet, ce type d’alliance était apparue à l’occasion du forum de dialogue politique libyen (26 octobre 2020 – 5 février 2021), entre Fathi Bachagha et Aguila Saleh qui cherchaient à proposer un « ticket-gagnant » pour le poste de président du Conseil et de Premier ministre. Cette initiative s’était finalement retournée contre eux, les partisans de Saleh refusant toute forme d’alliance avec Bachagha et inversement. « Quiconque serait tenté de passer un compromis avec Haftar risquerait d’en payer le prix, car le personnage est extrêmement clivant », prévient Virginie Collombier.
Saïf al-Islam ou le retour « d’outre-tombe » du fils Kadhafi
Longtemps disparu des radars et prétendu mort, Saïf al-Islam Kadhafi a finalement réapparu pour annoncer sa candidature à l’élection présidentielle, en dépit d’un mandat de la Cour pénale internationale (CPI) pour « crimes contre l’humanité ». Bien qu’il puisse bénéficier du soutien des nostalgiques du colonel Kadhafi, il ne dispose ni d’armée, ni de milices. « Nous sommes dans une situation de « non-élection ». Nous sommes dans un contexte de négociations basées sur les rapports de force, les menaces tacites et les chantages financiers et dans cela, Saïf al-Islam Kadhafi n’a aucune importance même s’il conserve une certaine popularité », considère Jalel Harchaoui.
Pour Virginie Collombier, la candidature du fils de Mouammar Kadhafi n’est pas à balayer d’un revers de main. L’homme est devenu un symbole, non seulement pour les nostalgiques de l’ancien régime, mais aussi pour les réseaux des années 2000 et pour la composante sociale et tribale qu’il représente et qui pourrait peser lourd dans la balance électorale, le cas échéant. Néanmoins, ses dix ans d’absence ont fragilisé son influence. « Il a une capacité moindre par rapport à certains de ses concurrents pour conclure des alliances et entrer dans des logiques de soutiens, avec cette approche très pragmatique du donnant-donnant qui prévaut en Libye », explique-t-elle.
Le contexte actuel pourrait cependant jouer en sa faveur, avec la repolarisation des électeurs autour d’une figure forte. « La confirmation des candidatures de Saïf al-Islam, d’Aguila Saleh, de Fathi Bachagha et de Khalifa Haftar a renforcé les craintes. Chaque camp s’est reconstitué et s’est recroquevillé sur lui-même », précise l’analyste. Une partie de l’ancien régime s’est regroupée derrière Saïf al-Islam, un pan non négligeable du camp révolutionnaire de 2011 s’est rangé derrière la figure de Fathi Bachagha et les autres se sont respectivement retranchés derrière Aguila Saleh et Khalifa Haftar. « Cette polarisation a émergé de façon très forte au cours du mois dernier et d’une certaine manière, cela est un atout pour Saïf al-Islam, car cela lui permet de compenser la faiblesse liée à son absence du champ politique et sécuritaire depuis une décennie, tout en bénéficiant de ce qu’il incarne politiquement », estime Virginie Collombier. Le retour de Saïf al-Islam crédité d’une certaine popularité a bouleversé le champ des possibles.
Imbroglio politico-militaire sur fond d’incompréhension internationale ?
Alors qu’un conflit de forte intensité de type 2019-2020 ne semble pas à l’ordre du jour, notamment en raison de présences militaires étrangères (russe et turque en particulier), le risque d’escalade de la violence est réel. Depuis 48 heures, la situation sécuritaire se dégrade du côté de Sehba (où Saïf al-Islam a fait enregistrer sa candidature). D’avis d’experts, les tensions entre les soutiens de Saïf al-Islam, ceux de Khalifa Haftar et dans une moindre mesure, ceux du Premier ministre, sont palpables.
Le risque que les deux principaux blocs est et ouest s’opposent sur la question des élections n’est pas à exclure et pourrait provoquer une nouvelle partition institutionnelle avec deux gouvernements parallèles, (un bis repetita de la situation qui prévalait entre 2014 et 2021). Dès lors, peut-on s’interroger sur la volonté insistante de la communauté internationale d’organiser, en ces temps de crispations, une élection présidentielle dont le cadre ne pourrait garantir l’acceptation d’une majorité de Libyens.
« Au Mali, en Afghanistan ou en Irak, on retrouve les mêmes recettes. Les instruments proposés se concentrent sur le renouvellement de la légitimité qui passerait nécessairement par l’organisation d’élections, y compris dans un contexte où vous avez une absence totale de consensus sur le cadre constitutionnel et sur les lois électorales… Dans le cas libyen comme dans le cas malien, il n’y a pas de réflexion sur le jour d’après et sur la façon dont les différentes institutions politiques gouverneront dans une situation de polarisation considérable », prévient Virginie Collombier.
Afrika Stratégies France avec La Tribune Afrique