Un seul tour suffira-t-il ? L’Isie, l’instance chargée d’organiser l’élection présidentielle en Tunisie n’a, en tout cas, pas prévu de date pour un second tour à ce stade. Alors que seuls deux candidats ont été autorisés à concourir face à Kaïs Saïed, actuel locataire du Palais de Carthage, le scrutin de ce dimanche est-il joué d’avance, d’autant que l’un des deux rivaux du président est en prison et que l’autre l’a très longtemps soutenu ? Décryptage d’une élection verrouillée.
De notre correspondante à Tunis,
C’est l’histoire d’une élection présidentielle que l’on disait sans intérêt et gagnée d’avance par Kaïs Saïed et qui a d’abord surpris de nombreux observateurs de la vie politique tunisienne. Pas bien longtemps.
Alors que l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) n’avait autorisé que trois candidats à se lancer dans la course au palais de Carthage, le tribunal administratif, saisi par des candidats déboutés, a examiné les recours fin août et autorisé trois nouveaux candidats à se présenter à l’élection. Parmi eux, Mondher Zenaïdi, un ingénieur plusieurs fois ministre sous la dictature de Ben Ali et qui était, de l’avis de nombreux analystes, en mesure de faire trembler l’actuel président.
Bien qu’irrévocables, les décisions du tribunal administratif ont pourtant été ignorées par l’Isie, qui a décidé de passer outre le droit, suscitant l’indignation des plus grands juristes du pays. Retour à la case départ : les Tunisiens n’ont bien le choix qu’entre trois candidats.
Face au président Saïed, Zouhaïr Maghzaoui, anciennement à la tête d’un parti nationaliste arabe qui a longtemps soutenu le président tunisien avant de prendre récemment ses distances, et Ayachi Zammel, un industriel de sensibilité libérale actuellement emprisonné pour faux parrainages supposés.
Sauf nouveau rebondissement, peu de place au suspense donc, d’autant que l’Assemblée tunisienne vient en urgence de voter, vendredi 27 septembre, un amendement ôtant au Tribunal administratif la possibilité d’invalider le scrutin a posteriori. S’il semble désormais acquis que Kaïs Saïed sera réélu – l’élection ayant été « truquée en amont », selon l’appréciation de certains analystes – celle-ci mérite pourtant que l’on y prête attention.
L’enjeu de la participation
À ce jour, les derniers rendez-vous électoraux convoqués par Kaïs Saïed n’ont que très peu suscité d’engouement chez les Tunisiens. Avec 11,3% des votants qui se sont déplacés, les législatives de janvier 2023 ont enregistré le taux de participation le plus faible en Tunisie post-révolutionnaire où les citoyens avaient pourtant pris l’habitude de faire la queue pour s’acquitter de leur devoir électoral et de partager des photos d’eux dans les bureaux de vote sur les réseaux sociaux.
Un camouflet pour le président tunisien qui s’érige en défenseur de la volonté populaire, faisant du slogan « echâab yourid » (littéralement « le peuple veut ») un grand classique de ses discours et échanges avec les citoyens.
Pas question que cela se reproduise cette fois-ci. « Notre objectif, c’est qu’il n’y ait pas de second tour », le ton est donné par Mahmoud Ben Mabrouk, à la tête du mouvement dit « du 25 juillet », en référence à la date à laquelle Kaïs Saïed s’est octroyé les pleins pouvoirs en 2021. Inconditionnel du Raïs de la première heure, il encourage les militants de son mouvement – parti non officiel et cependant autorisé par la présidence à faire la campagne de Kaïs Saïed – à convaincre leurs proches et amis de se rendre en masse dans les bureaux de vote dimanche 6 octobre.
Sillonnant le pays, portraits du dirigeant à la main, ils sont les petites mains qui concourent au « plébiscite » que le Président entend s’offrir, selon la terminologie utilisée par la politologue Khadija Mohsen Finan. Alors que l’opposition se déchire sur la nécessité de participer ou non à ce scrutin hautement verrouillé, un chiffre de participation jugé honorable à la présidentielle permettrait théoriquement à Kaïs Saïed de renforcer son image de leader populaire tant à l’échelle nationale qu’internationale, ajoute-t-elle. Et tant pis si cela se fait à la hache.
Kaïs Saïed, perdant en termes d’image ?
« Kaïs Saïed n’a pas la même conception de l’image que nous », ajoute Khadija Mohsen Finan. Apparaître comme un président autoritaire accroché au pouvoir ne le dérange pas, surtout si les critiques émanent d’un Occident qu’il a pris l’habitude de pourfendre dans ses discours pour ses doubles standards en termes de droits de l’homme. Sous couvert d’anonymat, un diplomate européen déclarait d’ailleurs : « Nous sommes mal placés pour faire la leçon, d’autant que les Tunisiens semblent accepter la situation ».
Khadija Mohsen Finan partage ce constat : « Pour une grande partie des Tunisiens, cette concentration des pouvoirs ne pose pas de problème parce qu’elle se fait pour eux entre les mains d’un homme intègre qui met en avant le souverainisme, le nationalisme, le fait que le pays peut tout à fait vivre de ses capacités et de ses ressources. C’est une manière de redonner une fierté aux Tunisiens. » Jusqu’à quand cet assentiment ?
Alors que l’Isie a écarté ouvertement de la course des rivaux du président et alors que l’instance a annoncé dans la foulée qu’elle n’octroierait pas d’accréditations aux observateurs de Mourakiboun et I Watch, organisations ayant surveillé tous les processus électoraux depuis la révolution, le pouvoir semble montrer des signes de fébrilité.
En l’absence de sondages, il faut y voir le signe d’une popularité de Kaïs Saïed jugée déclinante par le régime lui-même. À trop vouloir être gagnant, le Raïs tunisien ne risque-t-il pas paradoxalement d’être le grand perdant de cette élection, d’autant que la colère couve en Tunisie où les indicateurs économiques et sociaux sont préoccupants ? Pénuries, inflation, croissance atone, émigration massive, cinq ans après l’accession au pouvoir de Kaïs Saïed qui promettait « l’égalité sociale », la société tunisienne n’a jamais paru aussi fragilisée.
Hatem Nafti, auteur de Notre ami Kaïs Saïed (éditions Riveneuve), qui se définit comme essayiste et opposant au régime, craint un enlisement de la situation et un tour de vis sécuritaire et liberticide en cas de réélection de l’actuel président tunisien. S’il estime que « Kaïs Saïed ne partira pas par les urnes », il pense aussi que le président, en renforçant son virage autoritaire, devient son propre et pire ennemi.
Les quelques manifestations visant à protester contre ces méthodes peinent, à ce stade, à mobiliser au-delà de la base traditionnelle composée de jeunes épris de libertés, militants de gauche ou islamistes, unis contre la figure de Kaïs Saïed. Difficile à ce stade de savoir si ces cortèges drainant quelques milliers de personnes sont le signe d’un sursaut citoyen ou les dernières convulsions d’une révolution qui s’apprête à connaître un scrutin aux airs de souvenirs d’une époque qu’elle pensait révolue.
Afrika Stratégies France avec RFI