Journaliste et chercheur indépendant, Régis Marzin est l’un des meilleurs spécialistes des élections en Afrique. Depuis de nombreuses années, il publie annuellement un rapport-étude sur la situation des démocraties et dictatures sur le continent, vues du prisme des élections. Sa dernière publication spécialisée, du genre, est intervenue au début de la pandémie du Covid-19. Ce qui explique la publication si tardive d’une interview accordée conjointement à Afrika Stratégies France et Think tank Albatros fin mars. La situation des démocraties et dictatures en Afrique, une comparaison entre les pays anglophones et francophones, les enjeux et les défis des scrutins à venir, la problématique des mandats illimités, la situation des vieilles dictatures de l’Afrique centrale… il aborde tous les aspects du délicat sujet. Avec la précision et la stricte cohérence qui le caractérisent. Et même s’il est occasionnellement contributeur pour Afrika Stratégies France et Tribune d’Afrique, Régis Marzin a une approche de chercheur beaucoup plus que de journaliste. Avec parfois un brin de passion qui ressort les relents « militantistes » de cet ancien président de la section Paris de Survie, une association anti-françafricaine. Cette interview qui fait suite à la publication des dossiers et articles que sont :Démocraties, dictatures et élections en Afrique : bilan 2019 et perspectives 2020, 11 mars 2020, et de Démocraties, dictatures et élections en Afrique : Pourquoi l’écart entre Afrique anglophone et francophone se creuse-t-il ?, 17 mars 2020. Entretien fleuve !
Votre étude annuelle consacrée à l’Afrique, à sa démocratie vient de sortir en pleine crise de Coronavirus. Est ce que vous n’avez pas craint qu’elle soit noyée par cette virulente actualité ?
Un bilan se publie en début d’année et ne peut attendre. En général, sur l’Afrique, c’est toujours un peu difficile de se faire entendre. J’avais cru que le ‘tsunami’ sanitaire arriverait moins vite, une semaine ou deux plus tard. J’ai vu arriver le Covid-19 en Afrique en observant son arrivée en Europe. Ici, en Europe, mi-mars, on a eu l’impression d’entrer très rapidement dans un immense brouillard. L’Afrique, elle, n’a pas été prise par surprise de la même manière, les mesures de protections ont été prises plus tôt, et les démarrages de l’épidémie ont pu être freinés. Les guinéens et algériens ont soufferts que tous les regards se portent sur le coronavirus alors que leurs luttes contre la dictature étaient ralenties et que la répression augmentait considérablement. Depuis, j’ai passé deux mois à étudier l’épidémie en Afrique. La différence entre Afrique et Europe est plus dans la gravité des cas, moindre en Afrique, que dans la vitesse de contamination, car l’épidémie a sans doute démarré en Europe en Décembre et pas en Février, comme on l’a cru pendant un moment. Il ressort de ma recherche que les profils des pays face à l’épidémie sont très variés. Cela va de quelques pays qui s’en sortent bien (Tunisie, Burkina Faso, Niger, Rwanda, peut-être même Maroc,) et pourraient vaincre bientôt l’épidémie, à des pays en « scénario catastrophe » avec des hôpitaux bientôt saturés (peut-être Afrique du Sud, Egypte, Cameroun), et des pays intermédiaires à plusieurs niveaux. Tous auraient a priori bien moins de morts qu’en Europe, mais l’épidémie pourrait être, dans beaucoup de pays, plus longue dans le temps.
Cette étude vous prend plusieurs semaines de travail chaque année. Quels sont les objectifs, de façon concrète ?
L’idée est de sortir un bilan-perspectives sur les élections et les régimes politiques chaque début d’année. C’est maintenant le 5ème dossier. Comme les données sont historiques et que je fais des corrections, la qualité des données, selon moi, progresse. De nouveaux graphiques viennent enrichir le bilan, mettre l’accent sur des points précis. Les derniers dossiers comportent une partie sur l’évolution des régimes politiques et une partie que la qualité des processus électoraux. J’insiste depuis 5 ans sur le fait que la qualité des processus électoraux dépend du type de régime politique dans les pays organisateurs. Je me permets de le redémontrer chaque année en prévoyant la qualité des processus électoraux de l’année suivante et en vérifiant les prévisions l’année suivante.
Par rapport aux études précédentes, qu’est-ce qui a changé fondamentalement ?
Un dossier complémentaire concernant l’Afrique anglophone a été traduit en anglais. Sur le fond, les données, quand on les rassemble sur l’ensemble du continent, années après années, font apparaître de nouvelles tendances. Certaines d’entre elles méritent ensuite des recherches plus approfondies. Cette année, je mets l’accent sur l’écart qui se creuse entre Afrique francophone et anglophone. Il y a eu d’abord l’équilibre atteint entre nombre de dictatures et de démocraties, qui a tenu 3 ans entre 2015 et 2017. En 2016, c’était le grand retour des inversions de résultats à la compilation des procès-verbaux et à l’annonce officielle. J’ai insisté à partir de 2017 sur l’augmentation du nombre de conflits concernant le nombre des mandats présidentiels. Puis en 2018, les dictatures ont repris le dessus sur les démocraties et la tendance se confirme en 2019, entrainé par un recul de la démocratie dans les ex-colonies françaises.
Quelle est la méthodologie et quels sont les stratégies, les données, les éléments objectifs qui entrent en ligne de votre étude désormais annuelle ?
Il manquait au départ de la compréhension des élections dans les régimes non démocratiques. Au niveau méthode, ce n’est pas de la recherche conventionnelle, j’ai inventé ma propre méthode, originale. Je suis parti du calendrier des élections en Afrique à partir de 1990, publié sur mon blog à partir de 2012, que j’ai progressivement complété et amélioré par une recherche documentaire constante. Il m’est apparu qu’il fallait travailler sur 55 pays et sur 30 ans, et rassembler les données sur cet espace-temps pour dégager des grandes lignes et vérifier la cohérence de l’ensemble. Aujourd’hui, il devient plus facile de distinguer les régimes non démocratiques s’ils sont anciens, avec le recul, et, du monopartisme des années 80 non démocratique, j’ai retenu la base de non-démocratie de 1990. J’ai repris l’idée de transition vers la démocratie que j’ai adaptée et je suis arrivé à un classement des régimes, avec, d’un côté, un pôle clairement démocratique, de l’autre, un pôle clairement non démocratique, que j’appelle dictatures, et, entre les deux ou ailleurs, d’autres régimes plus difficiles à classer, car appartenant à des catégories qui ont des points communs entre elles mais aussi des différences fondamentales. Je distingue transition vers la démocratie après la chute d’un régime, contestations majeures qui affaiblissent un régime, suite de coup d’état, suite de guerre avec Etat failli, ou régime en dictatorisation rapide. J’ai ensuite travaillé sur le classement des processus électoraux. Il fallait de la franchise dans le classement et s’éloigner d’un style diplomatique pour aborder objectivement la question des processus électoraux dans les régimes non démocratiques. Pour cela être un chercheur indépendant est un atout. Je ne suis lié à aucun état. J’ai juste des contacts avec des personnalités en Afrique qui m’informent.
Le Togo sort d’une élection présidentielle, la première de 2020 sur le continent avec des contestations à raison de Agbéyomé Kodjo, arrivé en deuxième position. Quelles sont les défaillances du processus électoral togolais ? Et pensez-vous qu’il ait pu avoir une inversion de résultats ? C’est quoi au fait l’inversion des résultats ? Si ce n’est le renversement sans modifications, des chiffres, c’est plus complexe que cela ?
Je ne peux pas laisser dire qu’Agbéyomé Kodjo est arrivé en deuxième position, car ce serait se positionner dans une acceptation du déni du crime électoral. Une élection permet l’alternance et le changement d’acteur porteur du discours officiel. Si Agbéyomé Kodjo est gagnant, il a le droit au discours officiel. Il y a conflit de légitimité. Ma recherche montre que dans les faits, les dictateurs ne sont jamais « élus » démocratiquement, et donc jamais « élus ». C’est pourquoi, il me semble nécessaire d’arrêter de laisser penser à leur élection et de faciliter le discours officiel des criminels contre la vérité des faits. Accepter les discours officiels comme une vérité, c’est entrer dans la logique des dictatures. J’ai vérifié toutes les élections depuis 1990, tous les processus électoraux ont été détournés quand ils ont été organisés en dictature avec quelques rares cas particuliers proches d’exceptions à la règle. Si l’histoire reste encore à écrire, les faits historiques sont têtus. Une propagande agit pour empêcher les débats sur les inversions des résultats. Les pouvoirs en cause se donne des moyens de troubler la perception. Il y a la propagande spécifique à chaque processus électoral pour camoufler un crime électoral et la propagande générale sur les élections en Afrique venant des dictatures, qui est reprise par tous les acteurs qui agissent dans un style diplomatique selon laquelle la démocratisation avance toujours un peu par l’expérience. Tout cela est évidemment faux, puisque la démocratisation ne redémarre vraiment qu’avec le départ de ceux qui empêchent la démocratie d’arriver. Au Togo, le lâché de lest préalable sous la pression, sur la limite de mandats et le deuxième tour, a, en outre aidé au camouflage.
La définition de l’inversion de résultat reste encore méconnue dans un contexte de mépris des discours des démocrates depuis 1990. Après 1990, les inversions de résultat à la compilation des procès-verbaux et à l’annonce officielle de résultat, ont a priori commencé en 1992 au Cameroun, quand les chefs d’Etats issus des partis uniques ont contre-attaqué face au multipartisme. On a alors commencé à parler d’inversion de résultat pour parler de l’inversion de l’ordre des candidats dans le résultat. Il y a un résultat de sortie des urnes, qui existe avant même son comptage et il est modifié. Un résultat réel existe avant même d’avoir été calculé, par la somme des résultats de chaque bureau. La question qui est sous-entendue est celle de la distinction parmi les processus électoraux détournés en dictature, de ceux qui sont globalement détournés en amont, la grande majorité des cas, y compris les nombreux cas de processus avec boycott, et de ceux détournés en aval. Les cas où la fraude pendant le vote domine sont très minoritaires. La distinction entre amont et aval est dans le passage à un résultat existant sommable. Le détournement en aval n’est pas pire moralement, mais il est plus impressionnant et frustrant, parce la possibilité d’alternance est ressentie quelques temps comme probable.
Au Togo, quand Eyadéma Gnassingbé inverse le résultat en 1998, il imite une méthode déjà rodée au Cameroun en 1992 par Paul Biya, au Gabon en 1993 par Omar Bongo, au Bénin en 1996 par Mathieu Kérékou, au Niger en 1996 par Ibrahim Baré. En 2020, on arrive à la quinzième inversion en Afrique depuis 1990. Pour le Togo, il s’agit de la troisième après celles de 1998 et 2003. Intervertir les chiffres des deux premiers comme en 1998 au Togo, cela n’a été fait qu’une seule fois en Afrique à ma connaissance, et cela correspond à un cas particulier d’inversion. Souvent, l’ordre de 3 ou 4 candidats est modifié. Souvent un dictateur se donne plus de 50% au premier tour alors qu’il n’est que troisième ou quatrième. Maintenant, la plupart des inversions sont faites par la suppression du second tour, où il est plus ou moins prévu une coalition de l’opposition. Le changement de l’ordre du 1er tour correspond à un passage au-dessus de 50% au premier tour du dictateur. Dans ce cas, le résultat inversé n’est pas encore réel, il est potentiel. Mais le résultat réel du premier tour correspond à une volonté exprimée de la population, et ce résultat sous forme d’addition des scores des opposants est aussi modifié et nié. Le point commun à tous les cas, c’est le gonflage du score du président sortant de plusieurs dizaines de pourcents pour arriver au final à un résultat non conforme avec ou sans suppression du second tour s’il existe.
En pratique, les résultats détaillés ne sont pas publiés. Le fraudeur n’apporte aucune preuve qu’il n’a pas gonflé son score alors qu’il en est accusé, il impose le résultat par la répression et la propagande. Que le résultat d’Agbéyomé Kodjo soit inférieur ou supérieur à 50%, au minimum, le second tour a été supprimé par un gonflage. On comprend que le score de l’ANC a aussi été baissé pour gonfler le score de Faure Gnassingbé et écraser l’opposition la plus combative. En outre, l’inversion se fait avec un mélange de techniques de fraudes en amont, de techniques de fraudes le jour du vote, et de modification des procès-verbaux, ou d’invention de résultat sans aucuns procès-verbaux. Si l’essentiel se déroule en aval, les fraudes en amont et le jour du vote peuvent même servir d’arbre qui cache la forêt, de leurre. En Afrique, en amont, les techniques de désorganisation de l’opposition ont sans doute surpassé ces dernières années les techniques de manipulation du fichier électoral, mais ce n’est pas l’essentiel lors d’une inversion.
En 2020, comme en 2010 et 2015, au Togo, tout a été fait pour cacher à l’international l’absence de compilation normale, avec des procès-verbaux vérifiables du résultat. C’est cette fois un des éléments de preuve de l’inversion, comme l’a plus ou moins signalé l’ambassade des USA. Comme en 2010 et 2015, des media français ont été mis à contribution. Les observateurs de l’UA et de la CEDEAO sont venus faire une fausse observation. Les complices de crimes électoraux en Afrique ne sont pas poursuivis pour complicité de crimes. Cela serait compliqué et il y a un vide juridique. Seules les pratiques frauduleuses au niveau bancaire dans les Paradis fiscaux et judiciaires sont condamnées, mais à ma connaissance cela n’a encore jamais été fait sur une affaire contenant des actions de complicité associée à une forme de corruption dans un crime électoral.
Jean Ping en 2016 pouvait dire qu’il était élu parce qu’il avait des éléments montrant qu’il avait plus de 50%. Agbéyomé Kodjo n’a pas réussi à rassembler autant de procès-verbaux, et, il me semble qu’il ne peut que dire que, soit il a été élu à plus de 50% au premier tour, soit il était en position de gagner au second tour. Certes, le crime électoral sous forme d’inversion au Togo en 2020 n’est pas complètement prouvé par des preuves définitives, mais connaissez-vous un criminel qui s’amuse à laisser les preuves de son crime visible pour tout le monde ? Pour les chercheurs, journalistes, militants, les preuves définitives ne tombent pas du ciel. En tout état de cause, on ne s’étonne pas que Faure Gnassingbé n’ait pas été félicité internationalement. Le contrôle quasi-total de la CENI par le pouvoir a été obtenu avant les législatives de 2018 avec le soutien d’Alpha Condé. La vraie nature despotique de l’ancien démocrate guinéen est depuis apparue au grand jour. Le plan de 2018 de Faure Gnassingbé a fonctionné.
Comment, selon-vous, éviter les contestations de scrutins en Afrique ? Faudrait-il une haute autorité ou une agence onusienne d’organisation d’élections en Afrique ?
Il n’y certainement pas de solution simple. Les contestations nationales sont un élément d’un vaste rapport de force continental. Les dictatures ont repris le dessus depuis 2018 sur les démocraties. Elles montrent qu’elles savent se défendre et contre-attaquer. N’attendons pas trop de l’Onu, le rapport de force mondial n’étant pas favorable. La CPI n’arrive pas à grand-chose actuellement. Peut-être que la justice africaine, en Afrique de l’Ouest et australe d’abord, peut faire des progrès sur des affaires liées à des crimes électoraux. Au niveau justice nationale, les progrès pour l’instant ne sont visibles qu’en Afrique anglophone, au Malawi dernièrement et avant au Kenya. L’essentiel est dans le fait que la démocratie ne peut commencer que quand le barrage qui la retenait disparaît. Ce barrage est souvent constitué par un dirigeant et parfois par un parti politique. Ce n’est jamais simple d’obtenir la chute de ce barrage, comme les soudanais viennent d’y arriver par leur révolution. La recherche donne peu d’idées de solutions, elle fournit sans doute des éléments de réflexions à intégrer. Tous les pays sont différents, dans leur complexité. Les limitations du nombre de mandats ont fait un certain effet jusqu’à dernièrement. Le Burkina Faso, le Soudan, l’Algérie, derrière la mobilisation populaire, chaque fois, il y a eu la question de la limite du nombre de mandats. Par contre, en RDC et au Togo, cela n’a pas apporté la démocratie.
Votre principal constat cette année en matière de démocraties et de dictatures sur le continent est l’écart qui se creuse entre anglophones et francophones, comment expliquez-vous cela ?
Dans mon dossier, j’ai rassemblé un ensemble d’éléments sur la comparaison des anciennes colonies françaises et britanniques. Il y a déjà des différences dans les expériences avant 1945, à partir du XIXème siècle. Ce qui se passe en Afrique australe est plus intéressant que les horreurs qui sont expérimentées en Algérie à la fin du XIXe et qui sont une des causes de la guerre d’Algérie. Entre 1945 et 1960, les divergences augmentent et cette fois les empires son traités de manière plus uniformes. Il y a des décisions prises à Paris et plus de traitement sur mesure plus réfléchi en Afrique côté britannique. La décolonisation est en une vague unique côté français et elle est plus préparée et lente côté britannique. Il y a beaucoup plus de partis uniques côté anciennes colonies françaises que côté anciennes colonies britanniques. A partir de 1990, le passage au multipartisme est tiré par le projet français. Cela donne une bonne image à la France, mais en pratique, la démocratisation est bien plus rapide et solide côté anglophone jusqu’à 2005. Depuis 1990, il y a beaucoup plus d’élections non démocratiques côté ex-colonies françaises, 138 contre 79.
Depuis 2 ans, l’écart se creuse en nombre de dictatures. Dans le noyau dur des pays sans alternance de président et de partis se placent 6 ex-colonies françaises sur 9. Les anciennes colonies françaises forment maintenant la moitié des dictatures africaines, 12 sur 24, contre moins d’un quart pour les ex-colonies britanniques, 5. L’écart se creuse entre Afrique anglophone et francophone parce que les régimes dictatoriaux sont de plus en plus concentrés dans l’espace francophone, que les constitutions y sont moins respectées actuellement, ce qui se voit dans les conflits de limitations du nombre de mandats, que la séparation des pouvoirs y est plus faible, et surtout parce que les méthodes de détournement des processus électoraux qui y sont pratiqués sont à un niveau bien plus élevé de criminalité. Cela se constate aisément dans le décompte des 15 inversions de résultats à la compilation des procès-verbaux et à l’annonce officielle du résultat qui ont eu lieu depuis 1990. En effet, 14 ont eu lieu en Afrique francophone, dont 13 dans les ex-colonies françaises. Mais cela se constate aussi dans la quantité de faits criminels accumulés dans le détournement des processus électoraux, en amont surtout, parce que détournement des processus électoraux, en amont sont de loin les plus fréquents. Cela mélange des causes et des conséquences, car le cercle vicieux, le blocage des dictatures est juste plus important en quantité côté francophone, comme il l’est en niveau.
Quels sont les pays qui ont connu les plus grands bouleversements ? Dans le bon et/ou le mauvais sens ?
En résumé, en 2019, au Bénin et aux Comores, la dictatorisation rapide de 2018 a continué faisant disparaître complètement la démocratie en 2 ans environ. Les manifestations massives des populations ont provoqué la chute des chefs d’Etat inamovibles au Soudan et en Algérie. Dans ces pays, le jeu dictatorial sur le nombre de mandats a amené assez logiquement le départ du dictateur, en Algérie après une ‘remise à un’ de compteur à l’ajout de la limite dans la constitution en 2016, et, au Soudan, après la tentative présomptueuse de suppression de la limitation du nombre de mandats de la constitution. Au Soudan, une véritable transition vers la démocratie est maintenant en cours, alors qu’en Algérie, si le FLN recule, l’armée reste très influente.
Au Malawi, suite à la présidentielle de 2019, les institutions de recours légaux ont montré leur indépendance du pouvoir exécutif en annulant la présidentielle début 2020. L’année 2019 a été conflictuelle en raison des fraudes, et, l’organisation d’un nouveau scrutin pourrait rétablir le régime démocratique ponctuellement fragilisé, si Peter Mutharika ne décide pas du contraire comme il semble le faire en arrêtant le 8 mars 2020, les dirigeants de la Coalition des défenseurs des droits humains (HRDC), leaders de la contestation. En Zambie, la tendance à l’effritement de la démocratie qui a commencé lors de la contestation de la présidentielle de 2016 se poursuit dans un projet de modification constitutionnelle renforçant le pouvoir présidentiel et qui fait monter la tension, de manière de plus en plus irréversible. Au Niger, si cela se retend en mars 2020 avec le Covid-19, les arrestations surprenantes de 2018 ont stoppé et tous les opposants ont été libérés. Positivement, la situation a continué d’évoluer vers une libéralisation en Ethiopie. Négativement, la crise due à la dictatorisation s’est accentuée en Guinée ou Alpha Condé, obsédé par son idée de 3e mandat conduit son pays dans une impasse évidente.
Alassane Ouattara a décidé de ne pas se représenter cette année. Qu’est-ce que cela change pour la Côte d’Ivoire et l’Afrique ?
On ne peut pas remercier quelqu’un d’abandonner un projet de crime. Si Emmanuel Macron ou Tiken Jah Fakoly le font, c’est qu’ils se voient dans le rôle de ceux qui mettent en exergue le positif pour maintenir la paix. Si vous dites qu’Alassane Ouattara a décidé de ne pas se représenter, alors vous semblez accepter déjà l’idée que le crime constitutionnel est autorisé et normal. Il n’y a actuellement qu’en Afrique francophone que les constitutions sont ainsi piétinées. Le discours d’Alassane Ouattara sur son éventuelle possibilité de faire ce qu’il voulait du compteur de mandat a constitué pour moi un facteur pour classer la Côte d’Ivoire en dictature au lieu de pays en suite de guerre. Ce discours a ouvert la voie à Faure Gnassingbé pour baisser son compteur de mandat et à Alpha Condé pour son projet irresponsable de troisième mandat. Alassane Ouattara en jouant un jeu dangereux avec les compteurs de mandats a affaibli la démocratie en Afrique de l’Ouest. Le rabaissement du compteur de mandats est un élément constitutif des régimes dictatoriaux en Afrique et rien d’autre. Ceci-dit, j’ai pensé depuis deux ans qu’il ne prendrait pas le risque de tenter vraiment le 3e mandat parce que cela ne plairait pas à ses parrains français qu’il passe en force alors que seuls comptent pour eux les intérêts commerciaux. Je suppose que la propagande franco-ivoirienne est actuellement en route pour essayer de faire passer discrètement un détournement en amont du processus électoral de la présidentielle de 2020. Alors, Alassane Ouattara transformerait sa dictature en dictature de parti politique. C’est dans l’air du temps. L’excuse de l’abandon du 3e mandat sert à justifier la propagande internationale. Tout cela est bien ficelé mais n’a pas grand-chose à voir avec la démocratie. Si on veut être positif, on peut toujours y voir de la gestion de suite de guerre, mais cela renvoie à plus tard la question de la démocratisation réelle.
Pensez-vous que Alpha Condé pourra faire un troisième mandat ? Et pourquoi ?
Je ne sais pas qui va l’emporter entre les démocrates et les partisans d’une dictature bancale limite absurde. Une ligne de front se construit quand les forces sont équilibrées. Des prévisions, sans règles rationnelles posent problèmes : on peut se tromper facilement et sortir d’une méthode de recherche. Alpha Condé n’est pas un dictateur normal parce qu’il n’a pas assez d’atouts de son côté pour imposer une dictature sur le modèle du Togo ou de l’Afrique centrale. Il est aussi déjà trop vieux. La situation a un aspect ubuesque. La communauté internationale et africaine, surtout au niveau CEDEAO, s’est montrée faible en laissant pourrir la situation.
Comment expliquez-vous les interprétations en matière de modification constitutionnelle ? Certains pays remettent le compteur à zéro, comme le Togo, après une modification constitutionnelle. C’est un boulevard à au pouvoir « éternel »…
Il n’y a rien de surprenant qu’un criminel se donne tous les droits chez lui. Un crime succède à un crime. Le rabaissement du compteur de mandats est un élément constitutif des régimes dictatoriaux en Afrique et rien d’autre. Cela se fait beaucoup plus dans les pays francophones et dans les ex-colonies françaises. S’il y a des ‘constitutionalistes’ qui justifient des diminutions de compteurs, alors, ils sont dans une forme de complicité.
En Afrique centrale, la plupart des grandes dictatures sont en place. Tchad, Congo Brazzaville, Gabon, Guinée Equatoriale etc… Comment la démocratie peut-elle surgir dans de tels contextes ?
Le Cameroun aussi. L’opposition démocratique camerounaise a réussi à sortir d’une période où elle était très faible. Au Tchad, l’opposition se bat et Déby a accepté de baisser un peu le niveau de dictature, malgré tout ce qu’il a déjà osé faire au niveau électoral. C’est un peu moins pire qu’avant et que dans les autres pays. Au Gabon ce qui s’est passé en 2016 a conduit à une mobilisation énorme même si elle a eu lieu plus à l’étranger. Le régime est détruit de l’intérieur et ne tient plus que par la répression. La Centrafrique est dans une lente transition d’après-guerre. On ne sait jamais facilement ce qui peut arriver. Si du découragement s’observe, les mobilisations peuvent repartir assez vite.
Pourquoi l’Afrique de l’ouest francophone connaît quelques avancées démocratiques et l’Afrique centrale peine à décoller ?
Cette question pourrait demander une réponse complexe d’historien. Il n’est pas certain qu’il y ait énormément de causes. Le blocage de l’Afrique centrale est évidemment lié à son rattachement au bloc des anciennes colonies françaises, puisque ce bloc est en retard sur l’Afrique anglophone. Historiquement, l’influence française a été très défavorable à la démocratie dans cette région-là. Le pétrole ne favorise pas la démocratisation du tout en gonflant les caisses des pouvoirs en place et en les liants à des intérêts étrangers. Voilà déjà deux facteurs. L’Afrique de l’Ouest a connu des histoires plus contrastées commençant pas une expérimentation démocratique au Sénégal au XIXème siècle, elle regorge de moins de pétrole.
L’étude de l’année dernière avait donné une place de choix au Bénin. Qu’en est-il aujourd’hui alors que le pays prépare des élections intermédiaires notamment municipales ?
Etant donné le rôle important du Bénin dans l’histoire de la démocratisation de l’Afrique vers 1990, le début de la dictatorisation observé en 2018 était surprenant, et, la poursuite de cette dictatorisation en 2019 ne l’a pas été. La question était début 2019 de savoir si Patrice Talon se fixait une limite dans la destruction de la démocratie, mais plusieurs scénarios étaient devenus envisageables. L’impossibilité pour l’opposition poussée à l’exil de participer aux législatives a confirmé un processus irréversible de passage en régime non démocratique. Cela rappelle la Guinée il y a un an ou deux ans. Le passage au-delà d’un seuil de disparition de la démocratie rend le processus de dictatorisation irréversible. Il n’y a plus de retour en arrière dans le rapport de force tant que le régime est en place. A partir de là, le Bénin, comme les Comores et la Guinée, sont passés au stade où très probablement plus aucune élection ne peut être démocratique. Il reste comme en Guinée une limitation à deux mandats de 5 ans, l’article 42 de la constitution de 1992, qui nous renvoie à 2026. Les présidents entrés dans le rôle du dictateur, en général tente d’enlever leur limite. Il y a un modèle de dictature francophone basé en Afrique centrale, et les chefs d’Etats qui suivent ce modèle semblent dans une impossibilité de ne pas s’imiter entre eux. Ils se moquent de leur classement pas des chercheurs. Aux Comores, Azali Assoumani a inventé en 2018 le détournement de processus électoral de référendum, ce qui n’avait jamais été fait aussi distinctement, pour repousser son probable départ de 2021 à 2029. En position de dictateur, les chefs d’Etat sont créatifs.
Cette interview a été réalisée par Afrika Stratégies France et Think tank Albatros à Paris le 25 Mars 2020. Mais compte tenu de l’actualité contrôlée par le Covid-19, elle est restée trois mois « en bière » avant d’être actualisée et réélue le 6 juin 2020.