Alors qu’une majorité de Soudanais soutient la cause palestinienne, la normalisation des relations avec l’État hébreu, amorcée sous la pression de Washington, est devenue un sujet d’affrontement politique.
« Il n’y a aucun signe de normalisation avec Israël, et il n’y a pas de pourparlers, à aucun niveau officiel. » Cinglante, la ministre soudanaise des Affaires étrangères, Mariam al-Sadiq al-Mahdi, n’a pas mâché ses mots dans l’entretien qu’elle a accordé au quotidien The National, fin septembre. Interrogée sur les prémisses d’une normalisation des relations diplomatiques entre Khartoum et Tel-Aviv, cette figure de proue de la scène politique soudanaise – elle est la fille de l’ancien Premier ministre devenu opposant Sadiq al-Mahdi, fondateur du Parti national Umma – a affiché sa fermeté sur le sujet.
Certes, le Conseil souverain, le gouvernement intérimaire qui dirige le pays depuis 2019, a annulé en avril dernier une loi datant de 1958 instituant le boycott de l’État hébreu. Mais cela « ne veut pas dire que l’on envisage d’ouvrir une ambassade israélienne à Khartoum », a martelé la ministre. Et d’ajouter : « Toute décision à cet égard devrait être prise par le parlement de transition ».
Visite secrète
Début octobre, pourtant, une très discrète délégation composée de militaires soudanais a bel et bien fait le déplacement jusqu’en Israël. À sa tête, Abdul Rahim Hamdan Dagalo, commandant adjoint des Forces d’appui rapide, qui n’est autre que le frère du puissant lieutenant-général Mohamed Hamdan Daglo, dit « Hemetti », vice-président du Conseil souverain. Pendant deux jours, les officiers – parmi lesquels le lieutenant-général Mirghani Idris Suleiman, qui dirige les systèmes de l’industrie de défense de l’État – se sont entretenus avec des officiels israéliens. Si aucune information n’a filtré, tant sur les personnalités rencontrées par la délégation que sur le contenu exacte de sa mission, cette visite secrète a provoqué une polémique au Soudan.
Au sommet de l’État, deux camps s’opposent frontalement sur le sujet. D’un côté les civils, emmenés par le Premier ministre Abdallah Hamdok, vent debout contre toute perspective de rapprochement avec Israël. De l’autre, le président du Conseil souverain, le général Abdel Fattah al-Burhane, et les militaires qui y siègent, beaucoup plus enclins à un rapprochement diplomatique – et sécuritaire – avec l’État hébreu.
AU SOMMET DE L’ÉTAT, LES CIVILS ET LES MILITAIRES S’OPPOSENT FRONTALEMENT SUR LE SUJET
Dans un pays où la majeure partie de l’opinion publique est acquise à la cause palestinienne, « les civils peuvent espérer mobiliser des soutiens dans la population, alors même qu’ils sont engagés dans une compétition pour le pouvoir avec les militaires », analyse Jérôme Tubiana, chercheur spécialiste du Soudan. « Le coût d’un trop grand pas en avant dans le réchauffement des relations avec Israël serait politiquement trop élevé », assure-t-il d’ailleurs. En avril dernier, lorsque les tensions étaient à nouveau montées d’un cran à Gaza et en Cisjordanie occupée, la rue soudanaise avait pris fait et cause pour les Palestiniens. Le parti arabe socialiste Bath, qui appartenait auparavant à la coalition au pouvoir, avait alors exigé la suspension pure et simple du processus de normalisation engagé par les autorités de la transition.
Au contraire, pour les militaires, « le souci principal est de se maintenir au pouvoir, et ils voient la coopération sécuritaire avec Israël comme une forme d’assurance », explique Marc Lavergne, chercheur au CNRS.
Sous pression de Washington
Les lignes de fractures ne sont cependant pas si claires : au sein du Conseil souverain, certains civils se sont alignés sur la position des militaires. Si Mariam Saddiq al-Mahdi n’a de cesse de proclamer qu’aucune avancée ne se fera sans l’aval du parlement, cette position est contestée par le ministre de la Justice, Nasr Al-Din Al Bari. En marge d’une visite aux Émirats arabes unis, mercredi 13 octobre, ce dernier a même rencontré officiellement le ministre israélien de la coopération régionale, Issawi Frej. Réponse quasi immédiate de la ministre des Affaires étrangères : dans un communiqué, elle prend ses distances avec son collègue et assure que ses services n’ont engagé aucune discussion formelle avec l’État hébreu.
L’accord de normalisation des relations avec Israël, signé par le Soudan le 7 janvier dernier sous l’égide des États-Unis ne s’est, pour l’heure, pas concrétisé. « La reprise officielle des relations avec Israël est une initiative américaine et non soudanaise », insiste Marc Lavergne. Khartoum a certes apposé son paraphe mais n’avance qu’à petits pas, et sous forte pression : Washington conditionne en effet le retrait du Soudan de la liste des pays parrainant le terrorisme et le déblocage d’un prêt d’un milliard de dollars à cette normalisation.
Afrika Stratégies France avec Jeune Afrique