Alors que le dialogue national inclusif vient d’être reporté au 10 mai prochain, Succès Masra redoute une prolongation de la durée de la Transition et appelle la France à clarifier sa position sur le « coup d’Etat constitutionnel » dénoncé par l’opposition tchadienne. A l’occasion de son passage à Paris, La Tribune Afrique a rencontré le fondateur du parti Les Transformateurs.
La Tribune Afrique : Quelle est la raison de votre présence à Paris ? [Entretien réalisé le 28 janvier]
Succès Masra : Je rencontre les autorités politiques, les cercles de décisionnaires, les opérateurs économiques et les médias. En parallèle, je prépare une tournée africaine ainsi qu’une caravane qui traversera le Tchad. Nous voulons nous assurer que la Transition se déroule dans de bonnes conditions pour aboutir à ce qui ne s’est jamais produit jusqu’ici au Tchad, c’est-à-dire une transmission démocratique du pouvoir. C’est l’un des messages que je souhaite porter à l’attention des autorités françaises qui, en prenant acte trop tôt du coup d’Etat, ont d’une certaine manière donné leur onction diplomatique internationale à la junte, qui fut ensuite entérinée par l’Union africaine
Le 8 janvier, vous avez organisé un meeting dans le stade Idriss Mahamat Ouya (IMO) qui a réuni des milliers de personnes. En réponse, le 22 janvier, un grand rassemblement de soutien au Conseil militaire de transition (CMT) était organisé au même endroit. Quelle est la situation au Tchad ?
Il y a quelques jours, une dizaine de Tchadiens ont été abattus à Abéché, à l’est du pays. Cinq personnes ont été tuées lors d’une marche pacifique demandant la suspension d’un décret de nomination des chefs de cantons. Un détachement de l’armée est arrivé et a tiré. Lorsque les corps des victimes ont été emmenés pour être enterrés, des tirs ont fait de nouvelles victimes. Voilà l’atmosphère qui règne au Tchad en ce moment. Dix-sept marcheurs [participants aux marches pacifiques organisées par l’opposition, ndlr] ont été tués sous la junte. Des colonels sont abattus en plein centre-ville […].
En 24 heures, nous avons réussi à remplir le plus grand stade de N’Djaména et depuis, la junte nous interdit d’organiser des meetings. Récemment, alors que je devais rencontrer des étudiants pour leur parler de transformation du système éducatif, un détachement de l’armée a été envoyé pour nous disperser. Si nous avions opposé une résistance, il y aurait eu des victimes. Hier encore [le 27 janvier, ndlr], nous avons reçu une correspondance du ministre de la Sécurité publique, refusant que nous nous rendions sur la place de la Nation.
Les autorités de transition viennent d’annoncer le report du dialogue national du 15 février au 10 mai 2022. Le pré-dialogue qui devait se tenir à Doha a été déplacé au 27 février.Quelles sont vos revendications concernant le dialogue national ?
Les membres de la junte se sont engagés sur une transition de dix-huit mois. J’espère que ce décalage leur permettra d’accéder aux préalables que nous demandons car, autant les militaires ont droit à un pré-dialogue, autant les acteurs politiques majeurs soutenus par des millions de Tchadiens exigent des préalables. Le président du CMT et ses membres, le Premier ministre et le président de l’Assemblée nationale de transition, ne peuvent être juges et parties. Ils doivent s’engager par écrit, de façon irrévocable, à ne pas être candidats.
Nous demandons également la redéfinition de l’agenda, car ce n’est pas au dialogue national de régler les problèmes d’électricité, d’accès à l’eau ou à l’emploi, mais au gouvernement qui sera élu à l’issue de la transition. Nous devons parler des conditions du « vivre ensemble » et de la refondation de l’Etat. Le dernier préalable repose sur l’équité de la représentation, car il ne s’agit pas d’aller vers un dialogue souverain où tous les membres seraient nommés par un seul camp […].
Nous avons transmis nos préalables au dialogue national et nous attendons un retour. Les Transformateurs, la coordination Wakit Tama, le Groupe de réflexion et d’action pour l’appel du 1er juin [GRA-Appel], l’UNPT, les Démocrates, la plateforme de concertation de la diaspora, mais aussi les associations des droits de l’Homme réclament la même chose.
Pensez-vous que les élections pourront se tenir d’ici la fin de l’année 2022 ?
La junte s’est engagée sur dix-huit mois. La réussite de la transition repose sur le respect des délais et sur la transmission du pouvoir de façon démocratique. Nous pensons qu’il faut accélérer, car malheureusement, les retards commencent à s’accumuler.
Quel regard portez-vous sur la situation au Mali et au Burkina Faso ?
Les peuples africains veulent des dirigeants qui appliquent des politiques sur leurs deux jambes, capables de répondre à la fois au péril sécuritaire, mais aussi au défi du développement. A l’époque où je travaillais au sein de la Banque africaine de développement, les études montraient qu’au moins 40 % des jeunes rejoignent les groupes terroristes faute d’opportunités. Plus de 200 000 jeunes arrivent sur le marché du travail chaque année au Tchad. En cinq ans, si rien n’est fait, un million de jeunes tchadiens viendront grossir les rangs du chômage. C’est une véritable bombe à retardement. Il nous faut des résultats pour répondre à la désespérance des peuples qui ont, dans certains pays, applaudi le « pansement » qu’ils voyaient dans un coup d’Etat […].
Comment interprétez-vous les déclarations anti-françaises qui se multiplient au Sahel ?
Au Sahel, ce ne sont pas des cris « anti-français », mais des cris pro-« leadership serviteur » et pro-démocratiques. Le temps est venu pour les partenaires historiques de nos pays de revoir leur copie. La France ne doit pas regarder l’Afrique 3.0 avec les loupes du XXe siècle. Constitutionnel ou militaire, un coup d’Etat reste un coup d’Etat […] Ce « deux poids deux mesures » est illisible. Lorsque la France déclare ne pas être là pour soutenir un plan de succession dynastique au Tchad, je l’applaudis, mais cela doit être clair pour tout le monde. En tant qu’ami de la France, formé dans les mêmes écoles que les présidents français, et en qualité de petit-fils de tirailleurs qui ont aidé la France à se libérer du joug du nazisme, la « liberté chérie » du peuple français inscrite dans la devise nationale doit aussi s’appliquer à des pays comme le Tchad.
Des voix s’élèvent dans le Sahel pour que soit gérée la question sécuritaire par les Africains, voire par des acteurs extra-européens. Etes-vous pour le maintien de la France dans le Sahel ?
La question sécuritaire est avant tout le problème des Africains. Nous ne devons pas sous-traiter la question sécuritaire, mais nous ne pouvons pas refuser l’aide de nos partenaires s’ils s’appuient sur des gouvernements qui ont reçu l’onction populaire.
Le 16 octobre, vous étiez à Abidjan lors du lancement du nouveau parti de Laurent Gbagbo. D’aucuns ont été surpris de vous voir à ses côtés alors que vous représentez une nouvelle génération de représentants politiques portée par la jeunesse ?
J’ai été invité par Laurent Gbagbo pour prononcer un discours panafricaniste destiné à la jeunesse. Ce discours s’adressait également aux président Ouattara et Bédié. J’ai d’ailleurs échangé avec chaque camp politique, tout comme avec les jeunes générations au sujet du « leadership serviteur » qui représente le panafricanisme du XXIe siècle. Il est temps d’arrêter de s’aligner sur l’internationale libérale ou socialiste nées au siècle dernier, à l’étranger. Nous devons structurer l’« Inter-Africaine progressiste » qui doit réunir tous les panafricanistes et je suis prêt à porter ce discours. Par ailleurs, je suis favorable au dialogue intergénérationnel qui permet de tirer les leçons des expériences du passé…
Propos recueillis par Marie-France Réveillard
Afrika Stratégies France avec La Tribune Afrique