Malgré les soutiens européens aux gardes côtes du Maghreb et le durcissement de la politique d’immigration de la droite au pouvoir en Italie, les bateaux enchainent des traversées. Chaque voyage est minutieusement préparé et le plus souvent, avec la complicité des gardes-frontières. Afrika Stratégies France a suivi la filière tunisienne, du recrutement des candidats à la nuit d’embarquement, en passant par le fastidieux séjour au « bunker ». Tout un programme. Reportage et témoignages !
Bunker. Sfax. Principale ville migratoire de la Tunisie, à 3h de Tunis. Une discrète maison (2 chambres + salon) d’environ 80 mètres carrés en tout. Dans l’encoignure de l’entrée, une centaine de pairs de chaussures mais vous n’êtes point à une mosquée. Il s’agit de la maison d’attente avant l’embarquement. Dans le langage des migrants, le bunker. Un appartement le plus souvent loué dans les quartiers sud de Sfax. « A l’abri de la police » selon Bokel, intermédiaire ivoirien. Depuis trois ans, cet ancien rescapé qui a tenté 4 fois la traversée sans y parvenir fait fortune en recrutant des candidats à l’immigration depuis plusieurs capitales africaines. « Conakry, Dakar, Bamako mais surtout Abidjan » vante-t-il, n’hésitant pas à exhiber ses signes extérieurs de richesse. Une voiture de luxe, « je l’ai achetée à 19.000 € » savoure l’ex footballeur de 33 ans. « Là, je ne veux plus partir, je suis plus riche que beaucoup de mes proches qui vivent en Europe » savoure-t-il, sourire au coin des lèvres. Sur les 5000 dinars tunisiens (1500€) à peu près, il touche 10%. Et quand, pour chaque voyage, en moyenne 130 personnes prennent l’eau, le calcul est simple. Depuis dix jours, il travaille à une traversée qui peine à se réaliser. Et pour cause, il y a 1 mois, le zodiac avait été intercepté avec à son bord 119 personnes. « Depuis, la police a les yeux sur nous » pressent-t-il. Alors que le nouveau bateau flambant neuf s’apprête à prendre le large, les ravisseurs ont accepté que l’auteur de ces lignes soit du voyage.
Minutieux préparatifs
Si grâce à ses indics et à la météo qu’il suit de près, Naier guète le bon moment pour l’embarquement, au Bunker, c’est un immense marché qui s’anime chaque jour. Trois fois par jour pour les chrétiens et cinq fois pour les musulmans, le silence est imposé pour des séances de prière. D’ailleurs, à trois jours du départ, une journée entière de jeûne a été imposée à tous. Pas si compliqué dans un monde où seul un repas est servi par jour. « Nous cotisons chaque jour 1dinar (30 centimes d’euro, Ndlr) par personne pour faire à manger en équipe » détaille Prisca qui a déjà été de deux infructueuses traversées ou plutôt tentatives de traversée. Après avoir été détenue 4 jours par la police qu’elle accuse de l’avoir violée, elle ne baisse pas les bras. « J’ai tout vendu, mes habits, mes meubles et une parcelle dont dispose ma mère à Abidjan » regrette-t-elle, « maintenant, je ne peux que partir ou mourir » conclut celle qui a pourtant fait des études d’esthétique et qui affirme gagner « 1200 dinars mensuels » dans une récente vie à Tunis. Pour le voyage, personne n’a droit à un bagage. Alors, il faut mettre « entre deux et quatre pantalons et autant d’habits » confie Jeannot. A 22 ans, ce togolais est le seul de son pays dans le lot. Les ivoiriens sont majoritaires, suivis des guinéens, quelques maliens et sénégalais et un nombre important de tunisiens. Ici, tous les migrants sont africains. Dans un coin de la cuisine, une femme somnole, les yeux rouges de fatigue. C’est l’aînée du groupe. A 63 ans, elle fait le voyage avec sa dernière fille et sa petite fille de 9 mois. « Je veux amener ma fille et ma petite fille à mon fils » réussit-elle à baragouiner. L’année dernière, son fils est parti à Lampedusa, laissant une fiancée enceinte. Pendant qu’on discute, un coup de sifflet. Torse nue malgré le froid de décembre, calvitie avancée, le chef du groupe donne quelques consignes sur le voyage et annonce que le départ est dans deux jours. Sous les applaudissements de tous. Dans la foule, une voie féminine entonne une chanson religieuse, le chœur prend et des cris de joies s’en suivent. « Attention, police ! » interrompt un cri strident. « Nous devons rester discrets, la police peut arriver à tout moment » justifie le chef. Instruction est donnée d’éteindre tous les portables, jusqu’au départ, « je ne veux pas de fuite » conclut le malien de 44 ans.
Transport à la mer
Depuis deux jours, tous les téléphones sont éteints. Hassan, un passeur de carrière dispose d’une dizaine de cartes sim nouvellement acquises qu’il change toutes les 4 heures. Après chaque voyage, il les jette toutes et en achètent de nouvelles. Objectif selon lui, éviter d’être « capté » par la police grâce aux ondes de son téléphone. A 57 ans, ce marocain sahraoui estime à 6500 le nombre de personnes qu’il a déjà aidées à traverser vers l’Italie. Et il n’est pas encore prêt à arrêter. « La retraite ici est à 60 ans » sourit le musulman pratiquant qui fut imam dans une autre vie. La nuit, difficile de dormir. Le manque d’hygiène assure une odeur nauséabonde et les ronflements ne permettent pas de fermer les yeux. Sauf pour les habitués. A 22h, le jour du départ, une alerte est donnée. Les téléphones portables sont réquisitionnés, sauf celui de l’auteur de ces lignes, « je les vends juste au départ de l’équipe » confesse Hassan. Ici, il est le patron. Nul ne lui résiste. Et il a un droit de sexe sur toutes les femmes du groupe. « Si tu lui résistes, il peut trouver un alibi pour te sortir du groupe » constate, impuissante, Nohad, une tunisienne du sud. Mais heureusement pour elle, « Hassan préfère des subsahariennes« . Le portail de maison où se trouve le Bunker s’ouvre. Un camion frigorifique entre dans la cour. Il est immatriculé en Algérie voisine. Sans le moindre bruit, 118 des 119 personnes embarquent. Au dernier moment, Bintou s’est désistée. « Ma mère m’a convaincu au téléphone de ne pas aller » confie cette ivoirienne de 19 ans, enceinte de 4 mois. Hassan collecte téléphones, pièces d’identité, bijoux de valeur, quelques sacs et des tas de billets de dinars. « C’est pour qu’à l’arrivée, on identifie pas leur provenance » fait-il croire. Notre reporter est embarqué comme tout le monde. A l’intérieur, le camion étant hors tension, il y fait très chaud malgré le début d’hiver. Le voyage fut long. Sans repères, l’intérieur est d’une épaisse obscurité. A l’arrivée la descente fut aussi prudente et silencieuse que l’embarquement. Deux femmes évanouies ont eu besoin d’un quart d’heure pour prendre de l’air puis, la montée, l’un après l’autre, dans le bateau. Quand fut arrivé le tour de l’auteur de ce reportage, Hassan a changé d’avis. « vous n’y allez plu, fit-il brutalement. Avec votre portable, vous avez pu alerter la police » fit-il sans convaincre. 2400 des 5000 dinars versés par Afrika Stratégies France pour ce voyage lui ont été remboursés. C’est donc en spectateur qu’il regarde l’engin se charger puis après quelques coups de fils et un long entretien avec quelqu’un qu’il désigne par « Commissaire« , le saharoui donne le top. Le bateau s’éloigne. Il est 23h45. « Si tout va bien, ils arriveront à 15heures demain » conclut-il avant de ramener notre journaliste à moto, à Sfax. A toute vitesse.
Le voyage raconté par les « miraculeux »
« Miraculeux« , c’est ainsi qu’on désigne, dans le jargon local, ceux qui sont arrivés à bon port. Heureusement pour ce voyage, il a réussi à contourner les contrôles de la police tunisienne et des gardes-frontières. En réalité, Hassan qui a déjà connu il y a 1 mois un arraisonnement de son bateau par la police a pris les dispositions. Il a versé 45.000 dinars aux diverses forces de l’ordre. « Il suffit de donner l’argent au chef, il fait la répartition et tu es tranquille » confesse Hassan. Le lendemain, alors que nous prenions un sandwich à Gringo’s, un fast food à Ennasr 2 à Tunis, la bonne nouvelle lui parvient par wathsapp « ils sont arrivés« . Cette tentative est la bonne et comme les nouvelles circulent facilement dans le monde des migrants, Hassan peut rapidement faire le plein pour son prochain voyage. « Je voudrais en organiser deux avant la fin de l’année, le mois de janvier sera trop froid » car plus l’hiver est rude, moins il y a des candidats. Pendant le ramadan, alors qu’épuisés par le jeûne, les gardes se déploient peu, Hassan fait 4 voyages au moins « je gagne ainsi de quoi acheter 3 maisons en Tunisie » s’époumone le roi de la traversée. Lors du dernier voyage, plusieurs bateaux et zodiacs des gardes-côtes les avaient pris en chasse, insistant jusqu’à casser leur bateau. « Nous avions tous été recueillis et amenés à la police » se souviennent plusieurs d’entre eux. Ils ont été libérés au bout de quelques heures, Hassan ayant réussi, avec l’aide d’un agent de police, à s’échapper. Comme en témoigne une vidéo filmée par une ivoirienne, le bateau a pris du risque mais tout s’est bien passé et les quelques personnes qui se sont retrouvées à l’eau ont été vite sauvées par la marine tunisienne. Le prochain voyage ? « Dans 20 jours » annonce Hassan à qui deux intermédiaires viennent d’apprendre qu’une nouvelle liste ouverte compte déjà une quarantaine de personnes.
MAX-SAVI Carmel, Envoyé spécial à Sfax (Tunisie), Afrika Stratégies France