Le gouvernement tunisien a présenté mardi 28 décembre la loi de finances 2022. La hausse spectaculaire des recettes fiscales – grâce à la lutte renforcée contre la contrebande et la fraude – interpelle à plus d’un titre.
L’exercice était attendu avec impatience. Non seulement parce que la Tunisie connaît une crise économique grave mais aussi parce que le président devenu omnipotent, Kaïs Saïed, n’a jamais caché son peu d’appétence pour l’économie et la finance (et également parce que, pour une fois, l’exécutif s’est prêté au jeu des questions-réponses à la presse).
Pas moins de cinq ministres étaient présents le 28 décembre à la Cité de la Culture de Tunis pour présenter la loi de finances 2022. Au-delà des chiffres clés habituels – une prévision de 2,6 % de croissance du produit intérieur brut (PIB), un déficit budgétaire de 8,5 milliards de dinars (2,61 milliards d’euros, 6,2 % du PIB) et une dette publique atteignant les 82,6 % du PIB –, c’est la spectaculaire hausse des recettes fiscales qui a sauté aux yeux des observateurs interrogés, dont la majorité a préféré garder l’anonymat alors que les arrestations et privations de liberté arbitraires se poursuivent dans le pays.
Morosité du climat des affaires
Le gouvernement prévoit ainsi une augmentation de près de 14 % des recettes fiscales, à 35 milliards de dinars (11 milliards d’euros). Du jamais vu dans l’histoire récente de la Tunisie. L’activité peu florissante de l’année 2021 ne devrait pourtant pas apporter de revenus mirobolants. Les experts, dont la fiscaliste Sihem Boughdiri, tablent sur le recours à deux mesures phares pour atteindre cet objectif.
QUEL CONTREBANDIER IRAIT SORTIR DU BOIS ALORS QUE L’ÉCONOMIE FORMELLE EST ATONE ?
La première consiste à intégrer les contrebandiers dans le circuit formel en contrepartie d’une sorte d’impôt de 10 % sur les montants déclarés, qui devront être déposés dans des banques d’ici juin 2022. « Quel contrebandier irait sortir du bois actuellement alors que l’économie formelle est atone et que le président déclare à chaque discours qu’il veut les mettre en prison et qu’ils sont la cause de la ruine du pays ? », tempère pourtant un économiste. Selon ce dernier, l’idée de faire revenir les fraudeurs dans la légalité est séduisante – le précédent président, Béji Caïd Essebsi, s’y était essayé en vain –, mais la morosité du climat des affaires, en partie alimentée par la politique de Kaïs Saïed, n’est pas propice à une quelconque réconciliation économique.
La seconde réforme évoquée est le paiement par les sociétés exportant 100 % de leur production, de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) sur les matières intermédiaires, avant qu’elle ne leur soit remboursée. Jusqu’ici ces entreprises devaient constituer un dossier au fisc avant chaque achat pour être exonérées de la TVA. « Cela va complètement grever les comptes des sociétés car elles devront payer la TVA avant d’être remboursées. Cette vision purement comptable, sans prendre en compte la réalité des entreprises, est désespérante », se désole un entrepreneur de la place.
Les plus cyniques y voient, cependant, une stratégie très réfléchie : certains entrepreneurs, qui flirtent avec la ligne jaune, y réfléchiraient à deux fois avant de faire une demande de remboursement, de peur d’un contrôle fiscal pointilleux, ce qui serait autant d’économies réalisées par l’État.
Recours forcé à l’endettement
Dans une moindre mesure, la hausse des droits de douane, jusqu’à 50 %, pour les produits dont l’équivalent est fabriqué en Tunisie doit booster les entreprises locales et donc les rentrées fiscales. « Vous croyez que les consommateurs de chocolats suisses de qualité vont se mettre à manger du chocolat tunisien ? Non ! Des filières de contrebande vont se créer et le perdant, au final, sera l’État », prédit un distributeur, qui s’insurge par ailleurs contre la création d’une taxe de 100 millimes de dinar sur chaque ticket de caisse dans les supermarchés.
LE FONDS MONÉTAIRE INTERNATIONAL FERA OFFICE DE JUGE DE PAIX
Pour comprendre le pourquoi de cette hausse « impossible » des recettes, l’économiste sollicité, qui a travaillé avec le précédent gouvernement, invite à se pencher sur la colonne des besoins de
financement. Ils sont estimés à 19,9 milliards de dinars (6,4 milliards d’euros), dont 12,7 milliards de dinars (3,9 milliards d’euros) en emprunt extérieur, soit quasiment autant qu’en 2021 alors que les dépenses sont en augmentation par rapport à l’an dernier : + 6 % pour la masse salariale, augmentation des allocations pour les familles les plus pauvres, aide aux PME pour lutter contre la pandémie.
«Après avoir affirmé que le pays était riche, qu’il suffisait de faire la guerre aux fraudeurs, Kaïs Saïed ne veut pas montrer qu’il aura, comme les autres, recours aux financements étrangers, explique l’expert. Alors, son gouvernement créé artificiellement des recettes. On fera les comptes fin 2022. » Avant cela, le Fonds monétaire international (FMI) fera office de juge de paix : la loi de finances prévoit un accord avec l’institution financière, ce qui est loin d’être garanti.
Afrika Stratégies France avec Jeune Afrique