Afrika Strategies
Revue d'intelligence et d'Analyse

Chronique de Théo Ananissoh : Confinement, y’a pire

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*Alors qu’il réalise un dossier « Spécial Coronavirus en Afrique », Afrika Stratégies France a demandé au truculent écrivain togolais de signer, au moins pour chacun des quatre prochains week-end (espérant que la pandémie ne sévira pas trop longtemps) une chronique sur le confinement. Non pas seulement sur la pandémie mais aussi et surtout, sur sa vie d’écrivain, confiné, hélas en Allemagne, loin de son pays d’origine. Il s’agit de montrer, de façon décalée mais aussi amusante, le confinement vécu de l’intérieur, par un écrivain qui, au-delà, raconte, écrit, décrit, fait vivre cet « isolement de soi » qui est aussi un repli de survie dans un monde dépassé par la frayeur du COVID-19. Un beau texte.

Le mot confinement ne m’était pas inconnu, certes ; mais je pense que je l’utiliserai souvent à l’avenir, même après la fin totale de cette pandémie du coronavirus, si je lui survis bien entendu. Tel M. Jourdain, le personnage de Molière qui dit de la prose sans le savoir, j’ai découvert que cela faisait une bonne moitié de ma vie que je me confinais librement sans mettre le mot sur la chose. La sédentarité qui est instamment demandée ou même imposée aux humains un peu partout dans le monde en ce moment est le mode de vie habituel d’un écrivain, surtout lorsqu’il travaille à un ouvrage. Oui, écrire un livre, c’est être confiné. Sur son lieu de travail. Jour après jour pendant de longs mois et même des années. Il est impossible d’écrire un roman sans se retirer du monde en quelque sorte ; et même, avouons-le, sans se libérer suffisamment des obligations sociales, familiales et professionnelles – j’entends par ce dernier mot, l’activité annexe qui vous permet de gagner de quoi vous laisser libre de mieux vous… confiner sans risquer de mourir de faim. Absurde, je sais. Mais c’est comme ça. Je vis en Allemagne, et le gouvernement conseille vivement de rester chez soi. C’est suivi. Bonheur d’écrivain. Entre voisins, nous nous saluons de loin. Ayant un ouvrage en cours, je peux y travailler toute la journée sans craindre une visite impromptue. Mon propre anniversaire n’a pas pu m’obliger à quitter ma table de travail ! L’invitation à un vernissage et deux soirées prévues avec des amis que je ne pouvais décliner ont été annulées. Je devais voyager deux fois en ce mois de mars ; deux allers et retours d’une dizaine d’heures en train à chaque fois. Annulations. Résumons : le confinement, c’est le mode de vie sédentaire de l’écrivain imposé à tous.

Préférons cela car, souvenons-nous, un confinement peut être aussi dans un hôpital, dans une prison d’Afrique, ou dans une maison de retraite en Europe. On peut être aussi confiné dans sa propre maison par la déchéance physique du grand âge. En novembre dernier, à Lomé, j’ai rendu visite à un de mes anciens profs au collège. Même en s’appuyant sur une canne, il n’a pas pu me raccompagner jusqu’au portail. A ma seconde visite, quelques semaines plus tard, avant de repartir du Togo, il ne pouvait plus quitter son lit et j’ai dû m’asseoir à son chevet pour un quart d’heure de conversation qui l’a épuisé.

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Rester debout sur ses jambes. Bouger. Aller et venir. Courir. Se déplacer dans le monde. Tant qu’on le peut, on serait imprudent de ne pas se préparer mentalement à une situation inverse.

Mi-mars, c’était l’anniversaire de mon ancien prof. Son cancer engloutit toute sa maigre pension de retraité de l’Éducation nationale avec la complicité, je le crains, de ceux qui lui prescrivent toutes sortes de médicaments. Quel cadeau plus exact que celui qui passe par Western Union ?

La petite agence de Western Union était ouverte malgré la fermeture des principaux commerces du centre-ville. Je m’attendais un peu à voir le caissier pourvu d’un masque anti coronavirus et de gants. Non, il était comme d’habitude. La seule consigne de sécurité explicite est une affiche sur la porte qui priait en gros caractères d’attendre son tour à l’extérieur de la petite agence. Les doigts nus du caissier ont pris les billets d’euros que j’ai glissés sous la vitre du guichet. Je venais de les retirer d’un guichet automatique. C’est au moment où je les lui ai glissés que je me suis dis que j’aurais dû prendre des précautions, que les billets de banque aussi peuvent porter les virus. Remarquez à quel moment j’ai pensé à ce risque possible : quand ces billets me quittaient pour les doigts d’un autre. Au lycée, jadis, j’avais un ami qui aimait dire : le cash, c’est ce qu’il y a de plus vrai sur cette Terre ! Il ajoutait : c’est un critère de vérité indiscutable. Il avait raison. L’argent ne nous effraye pas quand il vient à nous. C’est quand il nous quitte (ou nous manque cruellement) que nous nous faisons du souci. Les billets de banque vecteurs de propagation du COVID-19 ? Possible, non ? Mais je parie que presque personne ne pense ainsi quand il en retire au guichet automatique ou en reçois d’autrui. Que faire si vous craignez que cet argent qui vous est remis soit couvert de virus ? Vous vient-il jamais à l’idée de toucher votre argent du bout des doigts ?

Le caissier de l’agence Western Union a touché les billets, si j’ose dire, avec ses doigts nus comme je l’ai fait moi-même. Qui a changé sa façon de toucher l’argent à cause du coronavirus ? Je regarde sur les réseaux sociaux de courtes vidéos qui déconseillent de saisir une poignée de porte, d’appuyer du doigt un bouton d’ascenseur ou un interrupteur, et ainsi de suite. Le téléphone portable doit être nettoyé. Mais je n’ai pas encore vu passer une vidéo qui conseille de tenir les billets de banque avec des pincettes ; de se laver les mains après y avoir touché… Et pourtant, quand je pense à la manière dont l’argent est manipulé dans les pays d’Afrique – l’Afrique au sud du Sahara que je connais –, je me dis que c’est là le grand vecteur, l’autoroute même de la propagation de tous les virus. En Allemagne plus que dans d’autres pays d’Europe, on utilise l’argent crûment. Je veux dire qu’on paye très naturellement en espèces. En France, pays où j’ai fait mes études, j’ai observé à quel point on préférait payer – parfois la moindre chose du genre une pizza ou même un paquet de cigarettes – par carte bancaire ou par chèque. Je parle de souvenirs vieux de trente ans. Le chèque est inusité, je dirais même inconnu, en Allemagne. Au point que j’en suis à penser à ce moyen de payement comme on repense à un truc d’un autre âge, quelque chose de comparable à ces Travelers Cheques Thomas Cook ou American Express que j’utilisais dans les années 80 quand je revenais en vacances au Togo. Je disais donc qu’en Allemagne, on manipule sans complexe l’argent en public. Comme au Togo. Chaque fois que je touche un billet de banque quelconque à Lomé, je m’interroge volontiers sur son parcours jusqu’à mes doigts. Billet presque toujours fatigué, usé, littéralement sale, mou. Les Africains torturent l’argent. Vengeance ? En Allemagne, on peut sortir un billet de cent ou de deux cents euros pour payer une addition au restaurant – je ne parle pas d’endroits luxueux. Pas les jeunes gens, on s’en doute, mais les personnes mûres. Bien que circulant sans cesse entre les doigts humains, l’argent n’est pas supplicié comme il l’est au Togo. L’argent est propre et élégant en Allemagne. En Suisse aussi, où je suis payé cash aussitôt après une prestation d’écrivain. Au Togo, il est comateux. C’est étonnant quand on y réfléchit. Il y a beaucoup d’argent en circulation dans le monde actuel ; beaucoup, vraiment beaucoup. Y compris en Afrique noire. Un ami agent immobilier à Lomé m’a dit une fois qu’une commerçante de Lomé avait acheté tout un immeuble au centre-ville en payant en espèces – et ils avaient dû s’y mettre à plusieurs personnes et pendant des heures pour compter la montagne de papiers déposée sur la table. Mais pourquoi l’argent y est-il si sale ? (Je ne parle pas au figuré) Vu comme l’argent est si mal réparti dans nos pays d’Afrique, pourquoi nos doigts n’en prennent-ils pas du tout soin quand ils y touchent ? Pourquoi cet irrespect envers les billets de banque ? Ce quasi-réflexe de les froisser comme un kleenex ? Pourquoi nos mamans au marché ou ailleurs asphyxient-elles les billets de banque dans des nœuds de pagne comme je les voyais faire dans mon enfance ? Il serait très intéressant de faire passer nos billets au laboratoire afin de vérifier s’ils ne sont pas les principaux vecteurs de propagation de microbes chez nous en Afrique. Si c’est le cas, cela voudra dire que ce qui nous sauve et nous tue est le même.

Théo Ananissoh

Né en Centrafrique de parents togolais, Théo Ananissoh étudie à Paris III où il obtient un doctorat en littérature générale et comparée. Après avoir enseigné quelques années en France, l’écrivain né en 1962 rejoint l’Université de Cologne en 1994 où il a dispensé, des cours de Littérature africaine francophone. Il a publié plusieurs romans à succès dont 4 chez Gallimard. Alors que l’auteur de « Delikatessen » et « Ténèbres à midi » boucle son prochain romain (toujours chez Gallimard), il a accepté de porter son regard sur le confinement que le COVID-19 impose à presque tous les pays du monde.

*Le texte introductif et la biographie express sont de la rédaction de Afrika Stratégie France.

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