Interview de Rawdha Séibi : « La plus grande menace sur les minorités est la constitutionnalisation de certaines discriminations »
Sexagénaire, cette femme généreuse et pleine d’humour se définit comme « une musulmane non pratiquante », ce qui n’en fait pas moins une amoureuse de l’islam. « Plutôt quelqu’un qui a du respect pour toutes les religions » tient-elle à rectifier. La Cathédrale Saint Vincent de Paul et Sainte Olive, avenue Bourguiba, la synagogue du centre ville ou encore celle de La Goulette, l’Eglise orthodoxe de Tunis, elle est partout accueillie chez elle. Quand, lors de déjeuners au cours desquels Rawdha Séibi reçoit des dignitaires catholiques en son domicile, Mgr Illario Antoniazza, unique évêque de la Tunisie s’amuse à la voir « en bonne chrétienne », elle lui oppose, entre éclats de rires, que Daniel Cohen la verrait bien « juive ». Le rabbin de la synagogue de La Goulette (10 km de Tunis) et qui a vu, ces dernières années, sa communauté réduire progressivement a toujours su compter sur l’Association tunisienne de soutien des minorités (Atsm). Créée en 2011, cette organisation est une résultante du printemps arabe et a été l’initiative de quatre personnes dont trois femmes. Très vite, dans un espace qui était presque vide, l’Atsm s’est imposée et est devenue la principale défenseure des droits des minorités, quelle qu’elles soient. Pour Rawdha Séibi qui en est aussi la secrétaire générale, « il s’agit avant tout d’une minorité numérique », définie par rapport à la majorité. Pendant cette dernière semaine de mars, alors que catholiques et juifs préparent Pâques, l’enseignante de sciences physiques et sportives nous reçoit en périphérie de Tunis pour une interview. Cette femme, plutôt politiquement à gauche, aborde sans ambages toutes les questions et n’hésite pas, quand elle le croit utile, à critiquer la posture des hommes politiques par rapport à de nombreuses discriminations. Elle milite d’ailleurs pour le « retrait pur et simple » des articles 74 et 39 de la constitution tunisienne. Le premier exige que pour être candidat à l’élection présidentielle, il faut être de confession musulmane. « Une absurdité ! » éclate Rawdha. Idem pour l’article 39 qui définit le pays comme un pays « de culture arabo-musulmane », un aspect que la loi fondamentale appelle à promouvoir. Pourtant, la Tunisie fut un bastion chrétien du Ve siècle et a donné, non seulement trois papes à l’Eglise catholique mais de nombreux saints, martyrs et docteurs de l’Eglise comme Augustin d’Hippone. Les violences verbales et actes discriminatoires à l’égard des juifs, elle s’en agace et exige, pour le compte de son association, que le calendrier des fêtes religieuses intègres les fêtes judaïques et chrétiennes. « Je veux pouvoir, à partir de ce calendrier, me souvenir des fêtes de mes amis non musulmans » explique celle qui croit en l’avenir de la cohabitation entre minorités et majorités. Elle regrette d’ailleurs que Monsieur Trabelsi, le seul ministre juif du gouvernement soit parti depuis et surtout « aucune autre minorité religieuse n’est représentée au sein de l’exécutif » dénonce celle qui, au fil des années, minimise les risques malgré les menaces qu’elle reçoit, du fait de son engagement associatif. Entretien.
Les minorités religieuses sont-elles aujourd’hui en danger en Tunisie ?
Il n’y a aucun doute qu’il y a une menace à la fois psychologique et réelle, donc physique qui pèse sur certaines minorités religieuses dans notre pays. Mais il s’agit de formes de discriminations intégrées dans la culture, les traditions et les pratiques en Tunisie. C’est notamment le cas de plusieurs articles discriminatoires de la constitution. Ces discriminations ne visent pas que les minorités religieuses mais toutes sortes de minorités car toute minorité se définit par un nombre extrêmement faible par rapport à une majorité.
Quelles sont les autres types de minorité qui existent en Tunisie ?
Il n’y a pas que la minorité religieuse d’autant plus que la minorité se définit en nombre. Il y a les handicapés par exemple qui constituent une forme de minorités et qu’il faille prendre en compte. Il en est de même pour les minorités sexuelles mais aussi les populations ou ethnies minoritaires comme il en a au sud de notre pays.
L’Association tunisienne de soutien des minorités (Atsm) existe depuis 2011. Est-ce qu’une décennie après, vous pouvez dire aujourd’hui que les choses ont changé ?
Oui, les changements sont largement insuffisants mais il en a eu beaucoup. Déjà, les tunisiens ont pris connaissance de fléaux que beaucoup ignoraient notamment le drame des discriminations. Ensuite, il y a eu un certain nombre de lois qui protègent aujourd’hui les minorités. Le racisme, par exemple, auquel des gens étaient indifférents est combattu par une loi aujourd’hui. La loi ne suffit pas, si elle n’est pas mise en pratique mais elle est un bon départ. Elles ne sont pas toutes mises en pratique mais la prise partielle de conscience par les parlementaires éveille la conscience des populations. Les gens font donc attention à des choses auxquelles ils étaient insensibles et cela n’est déjà pas mal. D’ailleurs, nous entretenons, avec le ministre des cultes par exemple, des relations de bonnes qualité, ce qui n’était pas le cas avant. Cela permet de remonter nos inquiétudes, les violations que nous documentons mais aussi de pouvoir compter sur des facilités administratives dans nos divers projets.
Vous dénoncez aussi la discrimination institutionnelle…
Oui, je vous donne un exemple assez simple. Il n’est pas possible pour un chrétien ou un juif de devenir président. La constitution ne lui en donne même pas la moindre chance, puisqu’elle stipule qu’il faille être de confession musulmane pour candidater à la magistrature suprême. Pourtant, on a connu de grands hommes, de grands travailleurs qui n’étaient pas musulmans et qui auraient pu avoir la chance d’être utile à leur pays. Il est incompréhensible que la loi fondamentale de notre pays soit issue de luttes acharnées et d’une révolution ( Le printemps arabe, Ndlr) pour les libertés et qu’on en soit encore là. Il faut absolument donner les mêmes chances à chacun, constitutionnellement, quitte à être écarté par les choix populaires après.
Quels sont ces projets ?
Il en a de toutes sortes. Nous avons lancé début mars le projet sur l’histoire des religions. C’est l’occasion de donner la parole aux responsables des religions, même minoritaires mais surtout d’associer des jeunes, dans les lycées, à travers des cafés-débats, à la délicate question des religions pour qu’il l’intègre dès leur bas-âge. Nous allons en même temps continuer nos projets qui sont déjà en place. Pour changer les mentalités, il faut commencer le travail d’éducation et de sensibilisation à temps. Je crois personnellement que la méconnaissance des religions autres que l’islam favorise la méfiance. Il faut donc que les générations futures découvrent et comprennent les religions minoritaires. Pour finir par être tolérantes car actuellement, compte tenu de notre constitution, il est impossible pour un juif ou un chrétien de devenir chef de l’Etat en Tunisie, cela est totalement inadmissible. Même si, à cause de la majorité écrasante que constituent les musulmans, il y a peu de chance que notre prochain président soit juif ou chrétiens, la société doit donner, sans distinctions, les mêmes chances à tout le monde.
D’où viennent vos financements ?
Nous postulons à divers appels d’offre dans les domaines où nous avons compétence et au fil des années, nous sommes de plus en plus connus. Plusieurs organisations dont l’Institut français, l’Euro-Med, ou encore, la fondation Konrad Adenauer. Nous restons aussi ouverts aux financements publics s’ils arrivent un jour.
Propos recueillis à Tunis, par MAX-SAVI Carmel, Afrika Stratégies France