Jean-Pierre Fabre : « Faure, candidature unique, Ceni, présidentielle, municipales, le Togo et moi »
A 67 ans, Jean Pierre Fabre est un dinosaure de l’opposition togolaise. Inoxydable, ferme et intransigeant, ce gestionnaire de formation qui a fait une courte carrière de journaliste est un pachyderme à la peau dure. Tentative de corruption, entrée dans un gouvernement d’union, quelconque rapprochement avec la majorité, il s’oppose à tout et reste inflexible. S’il est accusé, souvent, de radicalisme, il aura le mérite d’avoir toujours été cohérent et surtout fidèle à lui-même. Mais que ce soit dans les chancelleries que dans l’opinion, des remises en cause de sa méthode s’amplifient et cela ne semble pas non plus le décourager. Investi candidat de l’Alliance nationale pour le changement (Anc), principale force de l’opposition, celui qui réclame encore sa victoire lors des présidentielles de 2010 et de 2015 postule pour 2020. A quelques semaines du premier tour, c’est un candidat constant qui ne regrette ni le boycott des législatives, ni la participation aux municipales de juin dernier (dont il est sorti maire de Golfe 4) qui se livre à Afrika Stratégies France. Avec la même détermination, la même assurance mais surtout une force de caractère à laquelle trois décennies de combat n’ont rien arraché. Echange avec un homme qui aura incarné des décennies de lutte et d’espoir mais aussi de déception.
Vous venez d’être investi candidat de votre parti. Avec vous, au moins 18 candidats et sans doute la candidature de Faure Gnassingbé. Est-ce que pour une opposition, votre candidature fait consensus ?
L’Anc a organisé les 18 et 19 octobre 2019 son deuxième congrès ordinaire. Lors de ces assises, les congressistes ont désigné à l’unanimité, le candidat du parti, à même de porter avec succès, le flambeau du parti pour l’élection présidentielle de 2020. C’est le plus important. Je suppose qu’il en est de même pour les autres candidats.
Vous avez déjà été candidat en 2010 et 2015, sans jamais remporter le scrutin selon les résultats officiels. Pourquoi pensez-vous pouvoir être élu en 2020 ?
Vous ne pouvez pas dire « sans jamais remporter le scrutin ». J’affirme que j’ai très largement remporté les présidentielles de 2010 et 2015. D’ailleurs la nuance dans votre question est significative, puisque vous précisez « selon les résultats officiels ». Vous n’avez certainement pas oublié qu’en 2010, les procès verbaux de dépouillement du candidat Jean-Pierre Fabre ont été saisis par la gendarmerie et brûlés. Et que les 15 ordinateurs du centre de compilation, ont été confisqués et n’ont jamais été restitués. Vous n’avez certainement pas oublié non plus, qu’en 2015, les résultats de la présidentielle ont été proclamés sans délibération de la plénière de la Ceni. Nul n’ignore au Togo que les résultats officiels sont aux antipodes de la vérité des urnes. L’essentiel aujourd’hui, est la lutte pour l’assainissement du cadre électoral en vue d’obtenir la transparence et l’équité. Je ne doute pas que la rigueur dans le travail, la constance et la persévérance qui caractérisent l’Anc, sont toujours récompensées.
Etes-vous plutôt pour des candidatures multiples ?
Je suis toujours surpris par la persistance du débat, candidature multiple versus candidature unique. Notre position est qu’une stratégie électorale, si lumineuse soit-elle, n’est valable et efficace que si elle partagée par tous ceux qui sont censés en assurer le succès, si elle est fondée sur des critères objectifs et si elle n’est pas considérée par certains de ceux qui sont supposés la mettre en œuvre, comme un subterfuge visant à éliminer des rivaux politiques. Si une stratégie électorale n’est pas partagée, nul ne peut l’imposer. Tenter de le faire, c’est méconnaître ce qu’est un parti politique. La multiplicité des candidatures est l’expression même de la démocratie, celle que nous souhaitons pour notre pays et c’est ce que l’Anc comme toute l’opposition, a toujours soutenu et défendu. La multiplicité des candidatures au sein de l’opposition permet de ratisser large au premier tour. Elle permet de rassembler au second tour toutes les voix de l’opposition sur le candidat le mieux placé en son sein. Bien entendu, les populations savent qu’elles doivent voter utile, déjà au premier tour.
Quelles seront les grandes lignes de votre projet de société ?
Le projet de société de l’ANC s’articule autour de deux axes principaux : Une gouvernance politique fondée sur l’instauration d’un Etat de droit avec pour objectif de sortir, dans les meilleurs délais, notre pays de la culture de l’arbitraire, de la violence et de la brutalité policière et militaire, dans laquelle il baigne depuis l’assassinat du premier Président de la république togolaise le 13 janvier 1963, c’est-à-dire depuis cinquante six ans. Il s’agit de tout mettre en œuvre pour que notre pays cesse d’être un cas isolé, un pays atypique en Afrique. Un pays où le fils succède au père après le décès de celui-ci, à la suite d’un coup d’Etat militaire. Un pays où le régime prétend être démocratique alors qu’il est de notoriété publique qu’il n’est qu’une dictature militaire cachée derrière une façade civile. Une gouvernance économique et sociale qui repose essentiellement sur une gestion saine et rigoureuse des finances publiques de manière à orienter les ressources nécessaires vers le financement du développement de notre pays pour améliorer le niveau de vie des populations, à travers la mise à disposition de nos concitoyens, de revenus décents, de l’eau potable, de l’électricité, de l’assainissement, des infrastructures scolaires, routières, sanitaires etc..,
Qu’est-ce qui vous distingue des autres candidats de l’opposition et serait à la base de votre éventuelle victoire ?
Je suis le candidat d’un parti qui a de l’ambition pour notre pays. De l’ambition pour son développement économique, social, culturel, politique. Notre pays n’est pas très grand mais regorge d’importantes ressources minières, agricoles, économiques. Notre pays foisonne de ressources humaines de qualité, qu’il faut savoir utiliser. Mon ambition et celle de mon parti, l’ANC, c’est d’associer tous les togolais, sans exclusion aucune, au développement de notre pays. Car, sous le régime RPT/UNIR, depuis des décennies, une partie importante de nos populations sont mises de côté, voire exclues des décisions qui engagent l’avenir de notre pays. Je suis le candidat d’un parti qui a su résister et qui résiste encore à toutes les manœuvres de déstabilisations orchestrées de toutes parts. Si nous avons pu et su le faire, c’est sans aucun doute, en raison d’une certaine spécificité. Je le suis candidat d’un parti qui n’a de cesse d’améliorer son implantation dans le pays, avec aujourd’hui 105 fédérations réparties sur toute l’étendue du territoire national. Je suis le candidat d’un parti dont la rigueur, le sérieux et le goût du travail bien fait, sont connus des populations. Comme je viens de vous le dire, nos résultats aux diverses consultations électorales témoignent du soutien des populations qui apprécient notre détermination à défendre leurs aspirations.
Vous avez récemment dénoncé un processus électoral unilatéral et appelez à un dialogue. Iriez-vous à l’élection quelles que soient les conditions imposées par le gouvernement?
C’est vrai, par lettre en date du 24 septembre 2019, nous avons demandé au chef de l’État d’instruire le gouvernement pour l’ouverture de discussions avec l’opposition, en vue d’un assainissement consensuel du cadre électoral comprenant notamment le fichier électoral qui, pour de nombreux observateurs, est totalement obsolète et corrompu, la composition de la CENI et celle de la cour constitutionnelle, deux institutions qui interviennent dans l’organisation des élections au Togo. L’entêtement du régime RPT UNIR, ne peut que conduire le pays droit dans le mur. Voilà pourquoi nous appelons, les populations à de grandes mobilisations pour empêcher un énième coup de force électoral du régime RPT UNIR.
Vous êtes maire d’une commune urbaine de Lomé, n’est-il pas un poste trop « petit » pour le chef de file de l’opposition que vous fûtes ?
Permettez-moi d’abord de remercier les populations qui nous ont élu maires, certains de mes collègues de l’ANC et moi. Etre élu démocratiquement, en dépit d’un cadre électoral totalement biaisé, nonobstant les fraudes de toutes sortes, les abus de pouvoir et pressions diverses, malgré les campagnes permanentes de diffamations, ourdies aussi bien par le pouvoir en place que par des partis qui se disent de l’opposition, c’est un privilège et un honneur. C’est un témoignage de confiance de la part de ceux qui ont porté leurs suffrages sur vous. En politique, il n’y a pas de petit poste. Ce qui compte, c’est la vision que vous avez pour votre pays. Rien n’empêche, en attendant d’accéder au poste le plus élevé de l’Etat, de mettre ma passion pour le bonheur de mes concitoyens, au service des populations de la commune d’Amoutivé. C’est une étape vers l’objectif que je poursuis sans relâche, et une expérience, à une échelle inférieure, de ce qui m’attend.
Faure Gnassingbé est candidat pour un 4e mandat, quelle lecture faites-vous de son bilan ?
Vous allez vite en besogne. Même si tout porte à croire que Faure Gnassingbé sera candidat, en violation de la loi, il ne l’est pas encore. Si cette éventualité se produisait, vous verrez notre réaction. Le bilan de sa gouvernance politique est largement négatif en raison de son refus d’opérer de manière consensuelle, les réformes prescrites par l’APG et reprises dans la feuille de route de la CEDEAO. Sa gouvernance économique est calamiteuse. Elle se caractérise par une corruption endémique, le pillage des ressources de l’Etat, le bradage du patrimoine national, l’affairisme au sommet de l’Etat, un endettement public abyssal totalement effarant, etc… La gouvernance de son père pendant près de 40 ans ajoutée à la sienne ces 15 dernières années, montrent si besoin en est encore, la volonté du régime RPT/UNIR de saigner ce pays dans leurs intérêts et ceux de son clan, que Faure Gnassingbé appelle pudiquement, la « minorité qui accapare les richesses du pays ». Tous les publi-reportages du régime RPT/UNIR dans les média aussi bien nationaux qu’internationaux, RFI, Jeune Afrique etc.., les colloques qu’il s’empresse d’accueillir à Lomé, sont la preuve que son bilan est loin de parler de lui-même. Puisqu’il se trouve contraint de l’accompagner par une campagne de marketing politique qui se traduit par beaucoup de communications mensongères.
Votre parti a, lors de l’élection des maires, soutenu certains candidats de la majorité notamment Unir. Vous avez promis une enquête et des sanctions. Où en sommes-nous ?
Je veux être clair. Notre parti, l’ANC, n’a jamais soutenu des candidats du RPT/UNIR au cours des dernières élections municipales. Il s’est avéré malheureusement, que lors du vote pour la désignation des maires, des membres du parti ont cru pouvoir apporter leurs suffrages à des candidats du RPT/UNIR, alors que ces candidats qui avaient déjà la majorité absolue, n’avaient pas besoin de ces suffrages. Ces membres de l’ANC, espéraient certainement obtenir des sièges de maire-adjoints. Cette attitude inacceptable viole la ligne du parti. L’examen des dossiers par le Conseil de discipline vient d’être terminé. Celui-ci statuera dans les tout prochains jours.
Quelles sont aujourd’hui vos relations avec la C14 dont vous êtes sortis depuis quelques mois ?
Nos relations sont franches avec tous les partis de l’opposition qui poursuivent le même objectif ou le même idéal que nous, dans la sincérité et la vérité. Nous devons, en toutes occasions, faire preuve de rigueur. Quand on mène une lutte aussi âpre que la nôtre, on ne peut s’amuser à prendre des libertés avec la vérité. Nous avons été blessés par les agressions de toutes sortes, les manœuvres de dénigrement, les grotesques accusations calomnieuses dont nous sommes en permanence l’objet, venant d’une part, de partis de l’opposition qui en sont devenus des spécialistes, et d’autre part, de personnes supposées proches de nous dans le combat contre l’adversaire commun. Le chrétien que je suis a pardonné. Mais l’homme politique ne peut pas oublier. La lutte en pâtit, parce que la confiance nécessaire pour travailler ensemble, s’est effilochée avec le temps. Je saisis l’occasion pour apporter la clarification suivante. Il y a neuf mois de cela, en raison de divergences persistantes, l’ANC s’est retiré du regroupement de partis, auquel il appartenait. Dans la lettre adressée à nos collègues pour annoncer notre départ, nous avons exprimé notre disponibilité à œuvrer ensemble avec les partis qui sont restés, en faveur de la mobilisation pour les réformes. Certains autres partis, également membres du regroupement au départ, l’ont quitté, soit ils nous ont précédés ou ils nous ont suivis. De sorte qu’aujourd’hui, ce regroupement ne compte plus formellement que 5 partis. C’est donc abusivement que l’appellation C14 subsiste, puisque la C14, telle que créé en 2017 avec 14 membres, n’existe plus. Nous avons fait part aux partis qui sont restés dans le regroupement, de la confusion induite par l’usage de la dénomination C14 dans les circonstances actuelles. Nous constatons qu’ils n’en tiennent pas compte.
A près de 70 ans, s’agit-il, cette fois-ci, de votre dernière participation à une élection présidentielle ?
Je n’ai pas soixante dix ans. J’en ai soixante sept. Et je me sens en pleine forme, par la grâce de Dieu. Mes camarades de lutte et moi nous poursuivons l’objectif de libérer le peuple togolais des griffes de la dictature qui l’opprime depuis des décennies. Tant que Dieu nous donnera la santé et le souffle de vie nécessaires, nous continuerons le combat jusqu’à son terme. L’âge des cellules n’a rien à y voir. Ce qui compte, c’est l’énergie et la sincérité que l’on met au service de ses convictions. Voyez vous-même l’âge auquel Nelson Mandéla a accédé à la magistrature suprême. Voulez-vous dire qu’il aurait dû se retirer avant ?
Avez-vous regretté, monsieur le président, de n’avoir pas pris part aux dernières législatives alors que vous avez réussi à obtenir des réclamations que vous n’auriez peut être plus jamais ?
Non, nous ne regrettons rien. Il est vrai que notre absence de l’Assemblée nationale ne nous facilite pas les choses. Mais, nous n’avons pas vocation à accompagner le régime RPT/UNIR dans ses mascarades électorales où la minorité est proclamée majoritaire et la majorité, minoritaire. C’est en toute connaissance de cause que nous avons pris la décision de ne pas prendre part aux législatives du 20 décembre 2018. Nous l’avons fait en raison du refus du pouvoir en place d’opérer, de manière consensuelle, les réformes prescrites par la feuille de route de la CEDEAO. Il faut savoir assumer ses actes dans la vie. Et ne pas toujours revenir sur le passé.
Une dernière question, vous êtes élu en février 2020. Quels seront vos premiers et principaux actes en tant que président de la République ?
Je crois fermement à l’alternance politique dans notre pays en 2020. Les autorités de l’alternance auront la lourde responsabilité de conduire la transition et la réconciliation nationale. Une transition, nécessaire après tant d’années de gouvernance d’un système qui n’a qu’une seule obsession, se maintenir au pouvoir par le dévoiement de toutes les institutions de l’Etat, sera un passage obligé dans la gouvernance. Elle sera plus dans le fond que dans la forme. Cette gouvernance aura pour tâche, les réformes politiques, notamment, constitutionnelles, institutionnelles, électorales. Des réformes économiques et sociales qu’attendent nos populations.
Puis, il faudra œuvrer pour la réconciliation en ouvrant des discussions avec toutes les composantes de notre société en vue d’apaiser les cœurs. Au vu des ressentiments de nos compatriotes, après tant d’années de souffrances, d’injustice et de tribalisme, cela peut paraître une gageure ; mais je m’y engage et je reste persuadé que c’est possible. Dieu nous y aidera.
Propos recueillis par MAX-SAVI Carmel, Afrika Stratégies France