Selon le FMI, chaque année, vingt millions de jeunes africains entrent sur un marché du travail qui peine à trouver des compétences adaptées aux besoins de l’économie réelle. Engagé dans une transformation numérique tous azimuts, le Bénin s’est lancé dans la construction d’une Silicon Valley, Sèmè City, qui proposera bientôt une solution locale à la demande exponentielle de compétences technologiques.
En plein centre de Cotonou, à deux pas du très chic quartier de la Haie Vive et faisant face au Lycée Montaigne, Sèmè One et Sèmè Two reflètent la révolution technologique engagée depuis quelques années par les autorités béninoises, à marche forcée.
Réputés pour leur goût des arts et des lettres, les Béninois furent longtemps considérés comme les « Germanopratins » de l’Afrique, disséminant le savoir dans les écoles de toute la sous-région. Alors que les métiers de la technologie sont désormais au cœur de la création de valeur et d’emplois, l’État s’applique à développer une politique de renforcement des compétences technologiques locales. Selon une étude publiée par Dell et par l’Institut pour le futur, 85 % des emplois de 2030 n’existeraient pas encore.
Entre intelligence artificielle, IoT et robotique, les métiers du quotidien se transforment de façon aussi rapide que radicale. Sèmè City a précisément été pensée pour préparer les Béninois aux métiers du futur. Loin de reproduire les schémas venus tout droit de la Silicon Valley californienne, le projet Sèmè City reflète l’ambition nationale de conduire une politique aussi pragmatique qu’innovante et adaptée au contexte local. « Nous ne voulons pas créer de nouvel éléphant blanc », explique Claude Borna, directrice générale de l’Agence de développement de Sèmè City, avec pragmatisme. Il faut dire que depuis quelques années, les projets de Silicon Valley se multiplient sur le continent africain, de Kigali au Caire en passant par Nairobi, pour des résultats qui peinent à se matérialiser…
Conformément à la politique de promotion des arts et de la culture du Bénin, les bâtiments rappellent les constructions des Tata Somba du nord ou les musées royaux d’Abomey. Derrière de grandes façades ocre, des bureaux ergonomiques sont décorés par des artisans locaux.
Un espace-pilote en attendant le méga-site de Ouidah
École du numérique, de design ou d’informatique, mais aussi incubateur, espace de coworking, centre de recherche et makerspace doté d’outils de prototypage et d’imprimantes 3D dernier cri, le site de Cotonou qui comprend trois espaces (Sèmè One, Sèmè Two et le bâtiment Pi d’Epitech Bénin) accueille aujourd’hui près de 550 étudiants dans le cadre de formations diplômantes et plus de 600 étudiants dans le cadre de formations courtes ou certifiantes.
« Le makerspace permet aux étudiants et aux chercheurs de matérialiser leurs idées. Ils travaillent sur le prototypage électronique et l’IoT, la conception assistée par ordinateur et la fabrication assistée par ordinateur », explique le jeune Mohamed Saliou, en charge du makerspace, posté devant une machine de découpe laser de dernière génération. « L’année dernière, des étudiants ont travaillé sur des projets très divers comme la fabrication de distributeurs automatiques de préservatifs ou de robots autonomes », ajoute l’ancien étudiant d’Epitech.
Le campus de Sèmè One s’étend sur 4 500 m2 en plein cœur de la capitale et comprend salles de classe, espaces co-working, centre de langue, bureaux et data center. Jouxtant Sèmè One, Sèmè City Open Park (Sèmè Two), est un espace moderne de 2 500 m2, planté de containers aux couleurs vives, doté d’un Innovation Park et d’un X-Tech-Lab.
Sèmè One & Two représentent une sorte de projet-pilote pour préparer le grand site de Ouidah (Sèmè City) qui est actuellement en construction et qui ouvrira ses portes en 2025.
À l’origine, la Silicon Valley du Bénin devait être localisée non loin de la frontière nigériane. Finalement, elle sera située à une quarantaine de kilomètres de Cotonou sur une surface de 336 hectares (au lieu de 192 hectares). Le site accueillera à terme 30000 étudiants et chercheurs et comptera cinq clusters de formation (dont STEM y compris des écoles d’ingénieurs, d’architecture et d’urbanisme). Sur un marché mondial hyper concurrentiel, « il est indispensable de retenir nos talents et d’offrir une alternative locale assortie d’une mobilité internationale à nos étudiants », explique la directrice générale de l’agence de développement de Sèmè City.
Des formations locales aux standards internationaux
« Sèmè City est inscrite au cœur du Programme d’Actions du Gouvernement du Bénin », rappelle Claude Borna. « Cette initiative renvoie au constat de l’inadéquation des formations proposées au Bénin avec les besoins réels du marché, en particulier sur le segment du middle-management qui nécessite un renforcement des compétences locales », ajoute-t-elle.
Pour relever ce défi, Sèmè City peut s’appuyer sur des financements mixtes (Banque mondiale, coopération française et gouvernement béninois, notamment), mais aussi sur des partenariats de haut niveau, avec de prestigieux établissements. Programme d’intelligence artificielle (AI) avec la Sorbonne Université à Paris, cursus en design à travers l’Africa Design School (une première sur le continent) en partenariat avec l’École de Design Nantes Atlantique ou encore partenariat avec l’école des Gobelins de Paris et avec l’École polytechnique fédérale de Lausanne, le projet s’est imposé en quelques mois, sur la carte numérique mondiale et reçoit des enseignants-chercheurs venus du monde entier : de Casablanca à Bari, de Paris à Madrid, de Zurich à Cambridge…
« À terme, le site de Ouidah sera doté de résidences universitaires qui recevront des étudiants du Bénin, mais aussi de toute la sous-région voire de l’international. Notre plateforme dédiée à l’utilisation des techniques du rayonnement X (X-TechLab, ndlr) attire déjà des profils venus par exemple d’Éthiopie et du Nigeria, mais aussi du Cameroun, du Sénégal, du Ghana et de la Côte d’Ivoire », se félicite Claude Borna.
« En septembre prochain, notre établissement proposera son Master en design numérique. À ce jour, les étudiants post-Bachelor passent leur Master à Nantes », ajoute Kefil Saka, directeur de l’Innovation Design Factory et du développement de l’Africa Design School. « Nous tenons à rendre nos formations accessibles au plus grand nombre d’étudiants possible, en octroyant des bourses ou en échelonnant les frais d’inscription. Notre diplôme coûtera trois fois moins cher que celui dispensé à Nantes », précise Claude Borna.
Les étudiants de Sèmè City font le choix de l’Afrique
« J’aurais pu apprendre en autodidacte, mais il fallait que je maîtrise un certain nombre de normes. C’est pourquoi je me suis inscrite dans le cursus de design numérique », explique Warren, 23 ans, qui cherche à créer sa propre entreprise, dès sa formation terminée. Pour Warris, 21 ans, Sèmè City a été le choix de la raison et le résultat du pragmatisme familial : « Je voulais suivre des cours d’anglais, mais je n’étais pas très motivé. Mon père m’a orienté vers une formation technique. Ça me plaît et après mes études, je voudrais me spécialiser en UX Design (design d’expérience, ndlr) ». Marie-Juliette la Franco-gabonaise n’a que 18 ans, mais elle a déjà choisi sa voie. « Je m’intéresse au secteur des jeux vidéo. À l’origine, je pensais m’orienter vers une formation dans l’école Epitech, mais finalement l’Africa Design School correspond mieux à mes aspirations », précise-t-elle.
Créé en 1999 à Paris, l’European Institute of Technology (EPITECH) s’est imposé comme une référence en matière de formation en expertise informatique. Depuis 2019, la formule s’est déclinée sur le sol béninois, à l’initiative de Ouanilo Medegan, véritable mentor de la tech en Afrique, aujourd’hui directeur général d’Epitech Bénin, qui est intégrée au projet Sèmè City. Les formations dispensées par l’établissement sont résolument pratiques.
« Nous ne voulions pas nous diriger vers un enseignement trop théorique qui aurait rapidement été dépassé. Nous avons donc choisi de soumettre les étudiants à des problématiques concrètes pour répondre à des besoins de l’économie réelle », explique Johanne Bruffaerts, responsable du développement commercial d’Epitech Bénin. « Sur près de 400 candidatures, nous avons retenu 100 dossiers et plus de 95 % de nos étudiants sont en insertion professionnelle à l’issue de leur formation (…) Nous avons passé des partenariats avec plusieurs entreprises béninoises, togolaises et françaises… Une fois diplômés, 10 % de nos étudiants partent à l’étranger, mais la majorité d’entre eux reste en Afrique, pour la qualité du cadre de vie et pour y créer de l’emploi », ajoute-t-elle.
Des objectifs ambitieux pour répondre à la révolution technologique
Environ vingt millions de jeunes africains arrivent sur le marché du travail chaque année, selon le FMI, mais seulement trois millions d’entre eux trouvent un emploi formel. Le projet Sèmè City veut relever le défi de la pénurie de main-d’œuvre qualifiée dans les métiers de demain et s’inscrit dans une vision de long terme qui ambitionne d’ici 2032 de créer plus de 100 000 emplois, dont au moins un tiers d’auto-emplois et 40 % d’emplois occupés par des femmes.
Sèmè City veut s’imposer comme le partenaire incontournable de projets innovants dans des domaines stratégiques tout en contribuant à la réalisation des Objectifs de développement durable (ODD) des Nations unies. Les formations professionnalisantes s’articulent autour de filières prioritaires : les sciences, les technologies, l’ingénierie et les mathématiques (STEM), l’architecture, l’urbanisme et le développement durable, mais aussi le design et les industries créatives, les sciences politiques et sociales, le tourisme, l’hôtellerie et la restauration et enfin, le sport, la nutrition et le bien-être.
Sèmè City met également en œuvre la composante 3 du projet de Formation professionnelle et entrepreneuriat pour l’emploi (FP2E), financé par la Banque mondiale en Afrique de l’Ouest pour renforcer l’écosystème de soutien aux entrepreneurs, améliorer les capacités entrepreneuriales des jeunes et de faciliter l’accès au financement. Ce projet est structuré autour de l’amélioration de l’environnement des affaires (réformes réglementaires, administratives ou institutionnelles), du renforcement et du développement des capacités des structures d’appui à l’entrepreneuriat et des entrepreneurs et de l’amélioration de l’accès au financement pour les entrepreneurs.
Dotée d’un African Cities Lab, Sèmè City permettra également aux étudiants de trouver des réponses à des problématiques liées à l’urbanisation galopante du continent qui comptera 2,5 d’habitants à l’horizon 2050, à travers des outils modernes.
Pour répondre aux enjeux du futur, le Bénin n’a pas lésiné sur les moyens. Les investissements consacrés au campus de Ouidah s’élèvent à 483,5 millions d’euros (soit 317,2 milliards de francs CFA) pour viabiliser le site, construire les bâtiments, les infrastructures numériques et les plateaux techniques, mais également pour financer les programmes de formation, de recherche et d’entrepreneuriat, et enfin pour attribuer des bourses d’études aux étudiants.