Agrégé de Droit public, enseignant-chercheur et acteur de la société civile, le constitutionnaliste Babacar Guèye est une personnalité consultée un peu partout sur le continent pour sa science (Togo, Niger, RDC, Guinée…). Pondéré et mesuré, l’homme a un débit de parole lent. Ce qui n’altère en rien le sens et la pertinence de ses analyses. Mais les voies de la politique sont insondables. Sollicité souvent comme médiateur de dialogues politiques au Sénégal, ce juriste s’est parfois retrouvé entre deux feux et devant prendre, stoïque, des coups aussi bien du côté du pouvoir que de l’opposition. Pour les uns comme pour les autres, le Pr. Guèye serait plus large avec l’adversaire. Dans cet entretien avec Afrika Stratégies France, l’universitaire décrypte pour nous le syndrome du 3è mandat qui menace l’Afrique de l’Ouest et analyse les situations politiques au Bénin, puis au Togo.
Afrika Stratégies France : Pr. Babacar Guèye, quel regard portez-vous sur cette tendance des dirigeants d’Afrique de l’Ouest à vouloir s’offrir un troisième mandat, notamment en Guinée et en Côte d’Ivoire ?
C’est une tendance lourde en ce moment. Après avoir accepté la limitation des mandats, à la faveur de la démocratisation de l’Afrique, la plupart des régimes en place, effectivement, rechignent à continuer sur cette voie. Il y a comme une sorte de remise en cause de cette limitation associée à une certaine fatigue démocratique. Alors que la limitation du nombre de mandats était une des innovations les plus importantes du processus démocratique enclenché au début des années 90. A mon avis, cette tendance lourde est un recul démocratique, une liquidation d’un des acquis démocratiques les plus importants des 20 dernières années.
Les principaux concernés ne manquent pas de justifications : le président Ouattara (Côte d’Ivoire) estime que la nouvelle constitution lui permet de se représenter en 2020. Alpha Condé (Guinée), pour sa part, prétend que le peuple qui l’a élu, c’est ce même peuple qui souhaite s’exprimer lors d’un référendum…
Il y a deux méthodes que les chefs d’État ont utilisé ces dix dernières années pour manipuler la loi fondamentale et prolonger leurs mandats. Certains procèdent par une refonte totale de la constitution. Ça a été le cas au Sénégal en 2001 et surtout en Côte d’Ivoire, où il y a manifestement une volonté de ne pas respecter la limitation des mandats à 2. Pour ce faire, on a recouru à une refonte complète de la loi fondamentale, mais sans ajouter des dispositions transitoires permettant de prendre en compte le mandat écoulé. C’est vrai que sur le plan strictement juridique, il (Ouattara) peut briguer un 3èmemandat. Sur ce point, je crois que les politiques, en Côte d’Ivoire, et peut-être les citoyens n’ont pas été suffisamment vigilants. Sinon ils auraient dû s’y opposer. Malheureusement c’est passé par la voie référendaire, avec un référendum complètement biaisé parce que les populations ne connaissent pas forcément tous les enjeux. Et comme en Afrique les élections sont souvent manipulées, on est quasiment assuré d’obtenir gain de cause avec le référendum. Ça fait donc le vernis démocratique.
Quelle est l’autre technique utilisée ?
A part les référendums, l’autre technique est d’empêcher que les élections ne se déroulent à bonne date, suivant les dispositions de la constitution. C’est ce que Joseph Kabila (Rdc) avait fait en 2017, chose que Laurent Gbagbo aussi avait faite en Côte d’Ivoire, à l’époque. Donc on crée des conditions pour que l’élection soit impossible et que le président en place reste aussi longtemps qu’il le veut au pouvoir.
Pourtant l’histoire politique récente de ces deux pays ne laissait pas présager ces ambitions risquées : en Côte d’Ivoire, Ouattara a été l’un des principaux protagonistes des différentes crises politiques. En Guinée, pendant longtemps, Alpha Condé lui-même a été victime des régimes dictatoriaux avant de pouvoir se faire élire démocratiquement…
Tout cela renvoie à la nature du pouvoir en Afrique. Nos dirigeants ont cette conception un peu ludique de leurs charges. Le pouvoir équivaut un peu à jouissance. On y accède non pas pour servir son pays, mais pour se servir. Et quand vous êtes au pouvoir pour vous servir, vous essayerez de rester le plus longtemps possible. En Guinée, Par exemple, Alpha Condé dont le deuxième mandat est finissant ne semble pas prêt à partir. Déjà son premier mandat était litigieux à l’issu d’une élection fortement contestée. Mais alors que la fin de son dernier mandat approche, il est en train d’échafauder des plans pour remettre en cause la constitution. Malheureusement cette fraude à la constitution a tendance à se généraliser. Plusieurs pays africains ont déjà fait sauter le verrou de la limitation du nombre de mandats. Certains sont en train de chercher la voie pour y arriver
En Afrique Centrale la pratique était en quelque sorte un sport nationale, notamment avec le Congo, le Tchad, le Cameroun, la Guinée Équatoriale. L’Afrique de l’Ouest était un peu à l’abri de ces velléités. Lorsque Tandja avait tenté le coup, ça lui a coûté son poste…
En effet, quand ils (les présidents africains) le font à travers une révision constitutionnelle ponctuée par un référendum et qu’en face, il y a un peuple qui ne réagit pas parce qu’atteint de cette fatigue démocratique, ça peut passer comme lettre à la poste. Par contre, lorsqu’ils ont affaire à une population qui réagit comme ça avait été le cas au Niger, c’est plus difficile.
Les populations oui, mais où sont les acteurs politique de l’opposition et la société civile ?
Lorsque les populations sont amorphes parce qu’elles estiment qu’il n’y a pas de partis d’opposition forts et crédibles, ni de société civile forte et crédible pour les soulever, dans ce cas vous pouvez faire votre fraude à la constitution avec beaucoup de succès. Heureusement que dans le cas de la Guinée, la population réagit. Il y a même déjà eu des morts à cause de manifestations. D’ailleurs, le ministre de la Justice, qui n’est pas en phase avec le projet du 3è mandat prêté au président Alpha Condé, a dû démissionner. Je souhaite vraiment que le peuple guinéen puisse refuser cette tentative d’Alpha Condé.
Parlons à présent du Togo. Dans ce pays, du fait justement des tripatouillages, les mandats étaient illimités. Mais récemment la classe politique a, de nouveau, obtenu cette limitation en dépit des modalités surprenantes… Est-ce une avancée pour la démocratie ?
C’est assurément un pas. Je pense qu’il ne faut pas cracher dessus puisque cette limitation va permettre de mettre un coup d’arrêt au règne d’une dynastie. Je trouve simplement dommage que l’opposition n’ait pas accepté cette limitation depuis très longtemps. Parce que depuis 2005, je crois, après les premières négociations avec la médiation du président Blaise Compaoré (1987-2014), le principe était acquis. Il aurait fallu l’acter en ce moment-là. Si l’opposition avait accepté à l’époque, je pense qu’aujourd’hui Faure Gnassingbé ne serait pas encore au pouvoir. On aurait déjà eu une alternance au Togo. Malheureusement, l’opposition à l’époque n’a pas su saisir la balle au bond. Je pense qu’aujourd’hui, elle a bien fait de l’accepter.
L’opposition voulait manifestement beaucoup de choses en même temps de la part du pouvoir…
Elle voulait beaucoup de choses en même temps. Elle veut toujours beaucoup. Finalement c’est après une grave crise que cette opposition a accepté cette limitation, tout en souhaitant que la loi soit rétroactive et que Faure Gnassingbé ne se présente en 2020. Seulement, l’Assemblée nationale a voté le principe de la limitation du nombre de mandats à deux mais à partir de 2020. Ça veut dire le mandat en cours et le mandat qui avait démarré en 2005 sont exclus du décompte. Ainsi, le président Faure peut être candidat en 2020, et pourra à nouveau se porter candidat s’il gagne en 2025. Et ce n’est seulement à partir de 2025 que pourrait intervenir l’alternance.
Finalement le régime gagne à tous les coups. Alors que pensez-vous de l’immunité à vie accordée au président ?
Je pense que c’est une prime à l’impunité. C’est-à-dire qu’un président peut faire tout ce qu’il veut pendant la durée de sa mandature, sans risquer quelques sanctions que ce soit et quelles que soient les graves erreurs qu’ils aurait commises. J’espère bien qu’il n’en commettra pas de fautes graves. En tout état de cause, lui accorder une immunité, ab initio, je trouve ça inacceptable du point de vue de la redevabilité de la démocratie. Un président doit pouvoir rendre compte de ses actes. Mais telle que les choses sont faites au Togo, le président ne peut être attrait devant les juridictions aussi longtemps qu’il exerce certes. Mais au moins à la fin de son magistère, on devait pouvoir apprécier sa gouvernance.
Comme c’est le cas dans certaines grandes démocraties, notamment en France avec Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy…
Dans tous les vrais pays démocratiques, le président est responsable de ses actes. Il peut être poursuivi à la fin de son mandat. L’immunité ne couvre que la période où il exerce son mandat. On devrait pouvoir faire des investigations à la fin de son mandat. Surtout qu’en Afrique nos présidents commettent souvent des malversations, il y a beaucoup d’enrichissement illicite. Donc un président peut s’enrichir indument au pouvoir, peut corrompre ou se faire corrompre et ensuite, quitter ses fonctions sans être inquiété, je trouve ça quand même assez gros.
C’est peut-être le prix à payer en faveur de Faure. L’opposition a dû accepter ce compromis en espérant qu’un nouveau président élu après Faure puisse revoir et abroger cette loi…
Peut-être ! C’est quand même gênant d’un point de vue éthique et de la démocratie. Je sais que c’est quelque chose qui a été théorisé par certains hommes politiques qui disent : – autant accorder une immunité au président pour éviter qu’il ne s’éternise au pouvoir. Parce que la raison pour laquelle les présidents s’accrocheraient au pouvoir c’est parce qu’après leur départ, ils risquent d’être poursuivis. Mais moi je ne suis pas favorable à cette théorie. Je ne suis pas convaincu.
Parlons à présent du Bénin que vous connaissez bien puisque formez dans les universités de ce pays. Patrice Talon vous avait séduit avec son idée de mandat unique. Vous-même avez écrit un article sur la question. Avec la gouvernance actuelle, ces législatives exclusives du 28 avril, avez-vous toujours espoir en Talon ?
Effectivement, j’étais particulièrement séduit par le président Talon, je l’ai supporté. J’ai moi-même théorisé le mandat unique. J’ai consacré une contribution à la question. Dans cette contribution, j’ai commencé par citer le président Talon. Sur la question, j’ai eu des débats houleux avec des compatriotes, avec des collègues étrangers qui étaient contre le mandat unique et contre la décision du président Talon de l’inscrire dans la constitution. Mais quand je vois l’évolution de la situation au Bénin, je suis déçu quand même. Je suis gagné par le découragement. Sinon, jusqu’à récemment j’étais un fervent défenseur du président Patrice Talon.
Un mot sur les législatives du 28 avril dernier…
Il (le président Talon) a enfoncé le clou avec cette élection sans opposition en recourant au certificat de conformité. L’idée de base de la réforme de rationalisation des partis politiques n’est pas mauvaise en soi. Parce qu’il faut éviter la création de partis fantaisistes qu’on utilise aussi pour animer l’opposition. C’est une manière de lutter contre le clientélisme et la politique du ventre. Mais la méthode utilisée ne me paraît pas la bonne. C’est une méthode qui a débouché sur une situation désastreuse. Puisqu’on se retrouve avec un parlement sans opposition. Vraiment je suis profondément affecté par la tournure des choses au Bénin.
Le mandat unique demeure, tout de même, une alternative valable pour vous en Afrique ?
Le mandat unique est davantage valable aujourd’hui parce que quand je vois toute l’agitation des hommes politiques africains pour rester au-delà de leurs deuxièmes mandats, ça me conforte dans l’idée qu’au fond, ils ne considèrent pas leur fonction de présidents comme un sacerdoce mais comme une source de jouissance. Ils jouissent du pouvoir. Lorsque vous considérez le pouvoir comme une source de jouissance, comme une table avec beaucoup de victuailles, vous n’avez pas envie que ça s’arrête et c’est pour cela qu’il faut des mandats uniques. Parce que le mandat unique permet de lutter contre la corruption, la politique du ventre, la pacification de l’espace politique. Parce que lorsque vous savez que vous n’avez qu’un seul mandat eh bien, vous n’allez pas vous préoccuper d’entretenir une clientèle politique pour qu’elle vous facilite un deuxième mandat. Donc vous êtes plus enclin à travailler pour le peuple. Je suis encore plus adepte du mandat unique aujourd’hui.
Au fond, si les présidents ont la facilité à faire sauter le verrou lorsqu’ils ont 2 mandats pourquoi n’auraient-ils pas la même facilité à le faire lorsqu’ils n’en auront qu’un ?
La limitation du nombre de mandats, notamment le mandat unique, pour que la règle persiste, demeure et reste immuable, il faut qu’elle soit une demande sociale, qu’elle soit voulue et imposée par les populations. Sinon aussi longtemps que ceux qui sont au pouvoir auront la latitude de manipuler la constitution, je pense que la limitation du nombre de mandats à deux ou un, ne pourra pas être effective. Il faut que la règle soit voulue et consacrée vraiment par les populations. C’est un peu comme la constitution béninoise qu’on n’arrive pas à modifier facilement parce que c’est une constitution qui a été voulue par les Béninois. Ce sont les Béninois eux-mêmes qui la défendent lorsqu’il y a des velléités de remise en cause de ce substrat de la constitution du Bénin. Il n’y a pas dans la plupart de nos pays une appropriation de la constitution comme au Bénin. Le jour où il y aura l’appropriation de la constitution et de la limitation des mandats, les dirigeants ne pourront pas modifier impunément comme cela les textes pour réviser le nombre de mandats.
Frédéric NACÈRE, Dakar, Afrika Stratégies France