Les appels à la raison de Talon, Akufo et Buhari n’empêchent pas Faure Gnassingbé de foncer vers des législatives que son parti remportera sans doute le 20 décembre. A l’Asokoro District à Abuja, le débat, insonorisé, se fait houleux entre commission et parlementaires. A Lomé, la campagne à vitesse unique suit son cours et les Togolais des deux camps redoutent le pire. Reportage !
L’amplitude de la tension politique gagne en magnitude, et la Communauté économique des états de l’Afrique de l’ouest est confrontée à ses limites. D’un côté, le Pouvoir de Lomé auquel fait front, de l’autre, le regroupement de l’opposition. Faure Gnassingbé fonce tête baissée vers d’hypothétiques législatives et la campagne électorale bat son plein à vitesse unique. Et de ce fait, la majorité présidentielle tricote entre les lignes des recommandations de sortie de crise édictées par l’organisation sous régionale, pour toute seule, en scelle sur sa belle monture – la CENI unitaire – conduire le processus électoral. La résistance de la C14 est farouche mais n’ira pas au-delà de la contestation. Elle reconquiert, le droit qu’on lui a retiré, de manifester et depuis quelques jours, voltige entre rassemblements dispersés et vraie manifestation rendue difficile par un déploiement de forces de l’ordre disproportionné. Malgré l’ouverture de la campagne électorale, la psychose de toutes les incertitudes plonge les populations dans la peur. Les demandes de reports émanant de la Cedeao et l’insistance de chefs d’Etat éviteront-ils le « chaos » que craint Brigitte Adjamagbo ?
Le feu proche des poudres
« Nous demandons au ministre de nous montrer la loi qui interdit les manifestations publiques quand on fait la campagne électorale » insiste Brigitte Kafui Adjamagbo-Johnson défiant le ministre de l’administration territoriale qui oppose une fin de non-recevoir à son courrier l’informant de la volonté de la C14, le principal regroupement de l’opposition, de manifester le 4 décembre, date du démarrage de la campagne des législatives. Malgré la mise en garde de Payadowa Boukpessi, quelques milliers de Togolais, ont traversé la capitale à moto bien loin des 350 à 400.000 manifestants du 1er décembre qui ont exigé, sans être entendus, « l’arrêt du processus électoral et des élections inclusives ». C’est pour cela que les manifestations vont se poursuivre sous toutes les formes légales », promesse de Jean-Pierre Fabre, le chef de file de l’opposition. Des menaces qui ne semblent avoir aucun effet sur Gilbert Bawara. Ce pur produit de l’enseignement catholique qui entretient une grande amitié avec plusieurs évêques du Togo dont Mgr Alowonou, président de la conférence épiscopale n’est pas non plus inquiété par la crainte du pire exprimé par les prélats dans un communiqué fin novembre. « Le processus électoral entamé est irréversible » martèle le ministre de la fonction publique pour qui, « même si on lui accorde une année, l’opposition ne sera pas prête ». Dans les rues de Lomé, les populations ont du mal à dissiper l’agonie. « Même si nous gagnons ces élections, la crise restera intacte » s’inquiète Martine, infirmière et militante de l’Union pour la République (Unir) au pouvoir. Un avis partagé par Ramy à sa sortie de mosquée ce vendredi à Bafilo, 400 km de Lomé. « Le mal est inévitable, je prie Allah de nous épargner du pire » insiste cet ancien fervent sympathisant de Tikpi Atchadam, leader politique originaire du septentrion qui a déclenché les manifestations dites du 19 août.
Face à la menace des affrontements qui pointent à l’horizon, la Cedeao s’est vue obligée de donner de la voix dans un discours clair et net sans être trop officiel : « Il ne faut pas précipiter les élections », a déclaré la vice-présidente du parlement régional. Aminata Toungara a invité expressément les autorités togolaises à « mettre la balle à terre, et à reporter les élections à mars ou avril » 2019. En attendant, alors que la tension monte chaque jour un peu plus à Lomé, le gouvernement préfère l’usage de la force légale. Au-delà des centaines de gendarmes déjà visibles, un effectif de renfort a été mobilisé par Yark Damhame qui enchaine les réunions de sécurité à son cabinet. Ce vendredi matin, au 3e jour de campagne, le ministre de la sécurité a appelé les commissaires de police à « être aux aguets » et à ne pas « s’éloigner de leurs territoires d’autorité » craignant des surprises au cours du week-end.
La Ceni sous l’emprise du pouvoir
Amputée de la moitié de ses membres qui devraient être remplacés par la C14, la commission électorale nationale indépendante (Ceni) fonce dans l’organisation du scrutin. « Aucune voix dissonante de l’intérieur », reconnaît un membre, « ils sont tous du Rpt finalement » constate Pédro Amuzun. Cet ancien journaliste trop proche de l’opposition y avait siégé pour le compte des présidentielles et bien qu’élu de nouveau depuis fin septembre, il a refusé, comme les 8 membres proposés par l’opposition de prêter serment. Dès lors que désormais, elle est unilatérale, exclusivement composée de représentants du camp présidentiel, elle a les coudées franches pour dérouler son chronogramme. Insensible aux nombreuses contestations, celles notamment de la C14 qui condamne toutes ses initiatives, et n’a de cesse d’interpeller la Cedeao afin qu’elle « invalide » ses activités et lui intime l’ordre de « se conformer » selon Jean Pierre Fabre, « aux prescriptions de la feuille de la route ». L’inclusivité souhaitée dans la composition de la CENI se trouve ainsi foulée au pied. Ce qui aura fait la joie de deux autres partis, le MPDD de l’ancien Premier ministre Agbéyomé Kodjo et le Nouvel engagement togolais (Net) de l’ancien militaire proche du pouvoir, Gerry Taama. Ils ont pu maintenir leurs représentants ainsi que celui de l’Union des forces de changement (Ufc) devenue alliée idéale du pouvoir. Contre le remboursement de ses dettes à Londres et Accra et le versement d’un montant colossal, Gilchrist Olympio cloîtré par un diabète chronique et rongé par la goutte qui lui bouffe les pieds, participe depuis 2010 au gouvernement par le biais de son parti. Il sera, avec Agbéyomé Kodjo, les dernières cautions d’un scrutin d’exception. Du haut de son doctorat Honoris Causa de l’Ecole de business de Lyon réceptionné début décembre, l’ancien président de l’assemblée nationale qui sera sans difficulté élu dans le Yoto, peut espérer devenir le prochain chef de file de l’opposition.
La Cedeao dans l’embarras
Au 101 du légendaire « Yakubu Gowon Crescent » où trône l’institution au cœur de la capitale nigériane, l’embarras est fort. Des députés ivoiriens, sénégalais, ghanéens et nigérians ont pris l’initiative d’exiger une séance d’explication, jeudi, avec Jean Claude Brou. La vice-présidente ivoirienne à l’initiative de l’idée de report insiste pour « un débat d’urgence » et une saisine du conseil des chefs d’Etat. Le président de la commission préfère quant à lui, « laisser les chefs d’Etat aviser ». La prochaine rencontre étant prévue pour le 22, donc au lendemain des législatives qui constituent en partie le nœud de la discorde, le Nigéria a tenté vainement d’obtenir une rencontre « d’urgence » que le Togo a réussi jusque là à repousser. L’équation s’avère compliquée pour l’organisation sous régionale confinée dans ses limites, aucune de ses décisions n’étant contraignante. La culture de la souveraineté des Etats prend le dessus même si Nana-Addo Akufo (Ghana) et Patrice Talon (Bénin) ont demandé avec insistance auprès de Faure Gnassingbé, sans l’obtenir, un report. La personnalité terne et trop consensuelle du président ivoirien de la commission n’a pas permis à la Cedeao de se débarquer des dictats de Lomé et surtout, d’expliciter sa propre feuille de route restée « imprécise et vague » sur l’essentiel. Le refus par Lomé d’introduire le texte constitutionnel de l’expert assermenté par la Cedeao pour étude au parlement, alors que l’institution y a marqué son adhésion, est au minimum un affront du pouvoir togolais à l’égard de la communauté. Une mollesse qui suscite le doute au sein de la coalition des 14, et pousse les Togolais à s’en prendre à la « Cedeao des Chefs d’Etat » qui tue celle des peuples. Dans la dernière semaine du mois de novembre, le régime avait entrepris plusieurs missions dans les capitales africaines. Faure Gnassingbé était vendredi au Mali chez Ibrahim Boubacar Kéita (son seul grand soutien), puis le lendemain à Accra chez Nana Akufo Addo l’autre facilitateur dans la crise togolaise. Parallèlement une délégation conduite par le conseiller spécial du chef de l’Etat Barry Moussa Barqué, ministre sans interruption depuis 4 décennies, s’était rendue au Niger puis au Nigéria. « Il s’agit de visite dans le cadre des relations bilatérales », avait déclaré depuis Abuja le discret conseiller du président togolais dont il a servi le père à divers postes. Le chef de l’Etat nigérian qui est donné pour inflexible vis-à-vis du pouvoir de Lomé, doit préparer sa réélection. Ayant bénéficié par le passé du soutien de Aliko Dangoté, Muhammadou Buhari hésite à se mettre au dos le milliardaire nigérian qui s’est rapproché ces dernières années du président togolais après un bref quiproquo sur la vente à Lomé du ciment sorti de ses usines d’Obajana dans l’Etat de Kogi. Plus tournée vers l’économie que la politique, la Cedeao qui n’a réussi que l’intégration régionale peine à jouer en faveur de la démocratie. La crise togolaise repose la question de son utilité et surtout, de son avenir.
Jusqu’où peut aller la C14 ?
Presque nulle part. Elle est minée par des querelles intestines. Tikpi Atchadam qui en est l’un des piliers d’influence est porté disparu depuis une année et se cache au Ghana, voulant faire croire, même à des proches, être au Togo. Si Jean Pierre Fabre est tenu par l’intransigeance de ses lieutenants, Atchadam croit aux marabouts plus que le Pape ne croit au crucifix. Sauf que ce regroupement aura réussi un pari inattendu, son unité que même les instruisions « trébuchantes et sonnantes » du pouvoir n’ont pas réussi à exploser. L’appel au boycott peut aujourd’hui, être remis en cause. L’opposition togolaise aurait pu, selon plusieurs observateurs locaux contactés par Afrika Stratégies France, pousser ses militants à s’inscrire sur la liste électorale tout en « maintenant la pression pour les réformes ». La C14 pouvait aussi, si elle siégeait à la Ceni, dénoncer de l’intérieur et ainsi, créer le scandale comme a pu bien le faire, en 2015, lors de la présidentielle, Pedro Amuzun, son ex-radicale représentant. En se mettant hors de tout le système, elle prête crédit aux accusations de la majorité présidentielle. Au mieux, elle pourra continuer les manifestations tant que le pouvoir, qui s’est illustré par le passé comme « sanguinaire », ne se décide d’en finir avec. La C14 dont les dépenses ne reposent que sur des cotisations aléatoires des membres a aussi manqué de moyens pour faire face aux besoins de lobbying. Sa voix a tonné fort à l’intérieur, sans être perçue à l’extérieur où tout a été miné. Alors que Robert Dussey faisait le tour des capitales du monde pour défendre une « démocratie à la togolaise », Reckya Madougou, ancienne garde des sceaux du Bénin devenue conseillère spéciale a mobilisé ses réseaux anglo-saxons ici et là. Quant à Gilbert Bawara, il multipliait prises de contacts avec des institutions où il dispose d’un bon carnet d’adresse. Pendant ce temps, des membres de l’opposition devraient échanger avec la diaspora et quelques élus sans influence dans des cafés de Bruxelles, Berlin ou Paris. Faute de moyens pour taper plus haut et plus fort.
Mais en imposant ce scrutin, Faure Gnassingbé amplifie des frustrations et tensions qui peuvent faire naître de plus fortes contestations. A un peu plus d’un an de la présidentielle de 2020, c’est un pari risqué.
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