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Tunisie : l’exécutif se déchire sur l’interprétation de la Constitution

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Malgré le vote de confiance de l’Assemblée, le 26 janvier, le remaniement du gouvernement Mechichi est bloqué par le chef de l’État, Kaïs Saïed. En cause : une querelle d’interprétation de la Constitution.

Un nouveau rebondissement est venu nourrir la saga qui voit s’opposer frontalement depuis plus de quinze jours les deux têtes de l’exécutif tunisien, le président Kaïs Saïed et le chef du gouvernement, Hichem Mechichi. Ce dernier a saisi le tribunal administratif en début de semaine à propos du remaniement en souffrance de son équipe.

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Les onze nouveaux ministres qu’il s’était choisis le 16 janvier ont en effet obtenu le vote de confiance de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) le 26 du même mois, mais le président Kaïs Saïed bloque depuis leur prestation de serment, une condition sine qua non à leur entrée en fonction.

Bien qu’il n’ait a priori son mot à dire que sur les portefeuilles de la Défense et des Affaires étrangères, restés inchangés, Kaïs Saïed s’oppose à la nomination de certains ministres soupçonnés d’être impliqués dans des affaires de corruption ou de conflit d’intérêts. Selon le chef de l’État, le remaniement serait surtout destiné à complaire aux partis majoritaires à l’ARP (Ennahdha, notamment).

SELON LE CHEF DE L’ÉTAT, LE REMANIEMENT SERAIT SURTOUT DESTINÉ À COMPLAIRE AUX PARTIS MAJORITAIRES À L’ARP

Sous-entendu : Hichem Mechichi est davantage soucieux de se maintenir à la Kasbah qu’à servir l’intérêt général.

Dès le 25 janvier, en Conseil de sécurité national, Kaïs Saïed a ainsi accusé Hichem Mechichi de ne pas l’avoir consulté comme il se doit (selon lui) sur ces changements, lui reprochant de s’être contenté d’un simple courrier et de ne pas avoir respecté la Constitution. Pourtant, la Loi fondamentale ne stipule pas que le président doit être consulté en cas de remaniement ministériel, sauf s’il y a formation d’un gouvernement… à la suite d’élections législatives. Or, en l’absence de Cour constitutionnelle, tout est question d’interprétation. Une bataille d’experts fait donc rage. En toile de fond se joue l’équilibre précaire des institutions dans un régime semi-présidentiel aux rapports de force encore flous

Primat du président ou de l’ARP ?

Au-delà de la querelle qui oppose les deux hommes et du pedigree des ministres, deux points de vue juridiques s’opposent. Certains assurent que Mechichi n’aurait pas dû demander le vote de confiance de l’ARP pour un remaniement mais solliciter directement le chef de l’État. Cette première étape est pourtant exigée par le règlement intérieur de l’hémicycle. Mais cette disposition n’étant pas prévue par la Loi fondamentale dans le cas d’un remaniement, certains la jugent anticonstitutionnelle.

C’est la lecture qu’avait défendue le professeur de droit constitutionnel Amin Mahfoudh, expert international en justice constitutionnelle depuis 2015, lorsque Béji Caïd Essebsi s’était opposé à Habib Essid. « Quand l’ARP accorde sa confiance, elle le fait sur la base d’un programme, or en cas de remaniement, le chef du gouvernement a déjà bénéficié de cette confiance », précise-t-il, laissant entendre que Mechichi n’avait pas à réclamer l’appui de l’Assemblée pour un remaniement.

« Ce qui se passe est très dangereux. Quand on interprète la Constitution, il faut toujours sauvegarder l’unité de l’État. Or le président a le primat de la légitimité, c’est à lui d’interpréter la Constitution car il est le symbole de l’unité de l’État et le garant de sa continuité. Le chef du gouvernement ne peut pas se substituer à son pouvoir décisionnel car cela pourrait être perçu comme un coup d’État », estime-il encore.

Le président a beau veiller au respect de la Constitution, cela n’en fait pas l’interprète exclusif, considère au contraire un autre éminent constitutionnaliste, Yadh Ben Achour, dans un post très détaillé sur Facebook. « Reconnaître au président le pouvoir d’interpréter la Constitution, c’est ouvrir toutes grandes les portes de l’excès de pouvoir et de la dictature que la révolution a pulvérisés », met-il en garde.

RECONNAÎTRE AU PRÉSIDENT LE POUVOIR D’INTERPRÉTER LA CONSTITUTION, C’EST OUVRIR TOUTES GRANDES LES PORTES DE L’EXCÈS DE POUVOIR

Yadh Ben Achour souligne que le gouvernement n’est responsable que devant l’Assemblée et qu’une fois la confiance de celle-ci obtenue, le président doit procéder « sans délai » à sa nomination. « La Constitution donne un ordre [procéder à la prestation de serment] et non une permission [la refuser ou non] au président », insiste-t-ilLa prestation de serment ne serait donc selon lui qu’une procédure symbolique de consécration du processus parlementaire.

En 2018, rappelle-t-il, Kaïs Saïed avait lui même assuré que Youssef Chahed n’était pas obligé de consulter Béji Caïd Essebsi pour remanier son gouvernement, précisant que cette consultation n’aurait été obligatoire que dans le cas où il aurait opéré un changement des ministres de la Défense ou des Affaires étrangères.

Une issue politique

Certains évoquent même une destitution de Kaïs Saïed, pourtant inenvisageable en l’absence de Cour constitutionnelle. À défaut, la théorie dite « des formalités impossibles » permettrait de passer outre ce blocage en mettant en cause le refus de Kaïs Saïed d’exécuter une prestation de serment perçue comme obligatoire. Mais cela nécessiterait une jurisprudence en la matière, rétorquent les contempteurs de cette doctrine. En saisissant le tribunal administratif, Mechichi tente-t-il de faire passer en force sa nouvelle équipe ?

L’objectif semble difficilement atteignable car l’avis de cette institution ne sera que consultatif, et non contraignant. D’autant plus que le tribunal administratif aurait tout intérêt à rester à l’écart d’un litige éloigné de ses prérogatives et à se prémunir de toute déclaration pouvant être interprétée comme une offense au chef de l’État. Mechichi a également réuni des juristes ce 10 février à la Kasbah. Certains participants ont évoqué la possibilité d’opter pour une médiation.

LE RÈGLEMENT INTÉRIEUR DU PARLEMENT NE PEUT PAS ÊTRE ÉRIGÉ EN LOI

Quelle que soit leur lecture des textes, les experts s’accordent sur un point : la solution doit être politique. En recevant ce 10 février les représentants des différents groupes parlementaires, Kaïs Saïed se dirige-t-il vers cette voie ? Pas si sûr. À l’issue de la réunion, le président a déclaré que la résolution de la crise devait se faire dans le respect du texte de la Constitution, plutôt qu’en recherchant « une issue juridique impossible » ou des interprétations qui transgressent les dispositions de la Loi fondamentale. Et d’ajouter que « le règlement intérieur du Parlement ne peut pas être érigé en loi ».

Première option : Mechichi peut consulter le chef de l’État afin de trouver un compromis sur ce remaniement. Il peut aussi continuer de gouverner avec son ancien cabinet ou démissionner. Autre scénario : la saisine de l’Instance provisoire chargée de la constitutionnalité des projets de loi (IPCCPL), dont la compétence se limite, comme son nom l’indique, au contrôle des textes en projet. Les deux têtes de l’exécutif pourraient néanmoins lui demander de trancher leur litige.

Toujours est-il que dans un contexte d’instabilité gouvernementale chronique doublée d’une crise économique et de mouvements sociaux, la Tunisie se serait bien passée de ce blocage et de l’imbroglio juridique causé par l’absence de Cour constitutionnelle.

Afrika Strategies France avec Jeune Afrique

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